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LA PÊCHEUSE D’AMES.

dans une bière ; le couvercle fut cloué, la bière descendue dans la fosse et couverte d’une mince couche de terre. D’ailleurs, cette bouffonnerie barbare n’était pas allée plus loin ; le comte avait fait retirer bien vite de la fosse et de la bière le malheureux enterré vivant. Mais il avait été saisi d’une fièvre chaude et il était mort au bout de quelques jours des suites de cette affreuse plaisanterie. Bedrosseff avait heureusement étouffé cette fatale affaire, et le grand seigneur l’avait richement récompensé de ses bons offices.

Le comte écouta encore les plaintes de quelques paysans, administra sans façon un soufflet au jeune violoniste Brodezki, qu’il faisait instruire à ses frais et qui avait fait quelques dettes à l’étourdie ; puis l’audience fut finie. Alors, comme tous les jours, vint son ancien précepteur, le père jésuite Glinski. Il aimait toujours à causer avec le comte et parfois aussi jouait une partie d’échecs ou de tric-trac. Le Père était le seul homme qui possédât quelque influence sur Soltyk, peut-être parce qu’il ne le laissait jamais voir.

« Bonjour, mon révérend père, dit le comte en saluant le jésuite ; qu’y a-t-il de nouveau ?

— Ce qu’il y a de plus nouveau, c’est qu’Anitta Oginski est revenue chez ses parents. »

Le comte haussa les épaules avec un air de dédain très marqué.

« Mon cher comte, vous jugez trop vite, continua Glinski, cette Anitta, qui sautille maintenant dans le palais Oginski, joyeuse comme un rayon de soleil, vous ne la connaissez pas, mais pas du tout. C’est une créature qui semble être sortie tout d’un coup d’une fleur ou tombée d’une étoile ; elle est accomplie à tous égards. Voyez la jeune fille ; vous me contredirez après.

— Après tout, c’est possible. Elle promettait de devenir jolie.

— C’est aujourd’hui la plus belle personne de notre noblesse, dit Glinski, et elle est si brillamment douée du côté de l’esprit et du cœur, que, si j’étais le comte Soltyk, c’est elle et non pas une autre qui serait ma femme.

— Vous voulez me marier ?

— Je ne m’en cache pas, répondit le jésuite, vous le savez, mon cher comte, et je sais tout aussi bien que vous ne suivrez jamais mon conseil, et n’en ferez qu’à votre tête. Mais je n’en désire pas moins vous voir prendre femme, et cesser définitivement cette existence sauvage.