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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Convenu ! »

Dragomira trinqua avec Pikturno.

« Vous êtes peut-être bien étudiant en médecine, avec vos idées atrabilaires sur la vie ? » dit Pikturno.

Et il alluma un cigare.

« Non… philosophe.

— Un Socrate imberbe ! il faut aussi, ce me semble, posséder une Xantippe pour devenir un vrai sage.

— Ne raillez pas, dit Dragomira d’un ton grave, en attachant sur lui le regard glacial de ses yeux bleus ; les calamités, la détresse, les convulsions des martyrs, les malédictions de ceux qu’on trompe, les larmes de ceux qu’on abandonne, toutes ces misères qui couvrent l’immense tapis bariolé de la terre ne se laissent pas chasser par des railleries. Plongez d’abord une fois votre regard dans le système de ce monde et ensuite en vous-même, et vous frissonnerez d’horreur.

— Mais je ne veux pas frissonner d’horreur, s’écria Pikturno à voix haute, je veux être gai. Admettons que vous ayez raison, nous n’en devrions que nous efforcer davantage d’oublier et de chercher où on oublie. Dans les coupes écumantes et sur les lèvres rouges. Vive la joie ! Trinquons !

— Non.

— À quoi voulez-vous donc trinquer ?

— À celle qui nous apporte la délivrance et la liberté, dit Dragomira en levant son verre : « À la mort ! »

— Folie ! » dit Pikturno en posant son verre avec bruit sur la table, pendant que Dragomira vidait le sien lentement comme un calice consacré.

En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d’ouvriers de fabrique ivres, qui remplirent toute la salle de la fumée de leur mauvais tabac et de leur odeur d’eau-de-vie.

Dragomira tendit la main à Pikturno.

« Vous partez ? lui dit-il.

— Oui, je n’aime pas cette sorte de compagnie.

— Alors, au revoir ! »

Dans la cour, Dragomira trouva la juive :

« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Vous ai-je dit la vérité ? Je le connais mieux que vous. Il n’y a pas moyen de le convertir.

— Je veux pourtant lui parler encore une fois.

— Pourquoi faire ? dit la juive en sifflant comme un serpent, nous perdrons notre temps tout simplement, et à la fin il nous