Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
264
LA PÊCHEUSE D’AMES.

pénible, mais saint devoir, toi tu éprouves une joie de bourreau.

— Que puis-je faire à cela ? dit Henryka. Pourquoi Dieu m’a-t-il créée telle que je suis ? Oui, c’est un plaisir pour moi de voir un corps humain palpiter sous mon couteau. Le sang m’enivre.

— Ce que tu es, dit Dragomira, il l’est aussi. Je ne suis pas cruelle, tandis qu’il l’est. C’est un despote qui ne connaît pas la pitié. Son bonheur, ce serait de pouvoir faire tomber, d’un signe, des têtes tous les jours ; ce serait de fouler aux pieds des fronts jusqu’alors hauts et fiers ; ce serait de prendre pour jouets toutes les femmes. Au temps de la puissance polonaise, c’eût été un second Pan Kanioski. Je suis sûre qu’il n’hésiterait pas une minute à faire mourir sous le fouet un homme qui ne lui aurait rien fait, s’il croyait ainsi pouvoir se procurer un léger chatouillement. Les hommes de cette espèce sont à moitié fous ; l’excès de force vitale produit sur eux le désir ardent de tuer et de torturer.

— Et moi aussi, je ?…

— Et toi aussi, tu es malade. »

Henryka baissa la tête et garda le silence.

Cependant les messieurs jouaient dans le petit salon de jeu et vidaient les bouteilles que le valet de chambre apportait fréquemment. Seul, Soltyk ne buvait pas. Tarajewitsch, au contraire, se trouvait déjà dans un état d’excitation qui ne promettait rien de bon. Un sentiment de malaise s’emparait peu à peu des autres. Monkony partit le premier pour aller se coucher. Puis Sessawine se retira doucement et sans qu’on s’en aperçût. Enfin Soltyk se trouvait seul avec Tarajewitsch. Il jeta les cartes sur la table, se leva, ouvrit un instant la fenêtre et la referma. Puis il alla jusqu’au seuil de la porte et fit un signe à Dragomira.

« Est-ce que tu ne veux plus jouer ? » lui cria Tarajewitsch qui n’avait cessé de gagner.

Un monceau d’or était devant lui.

« Il faut pourtant que je te donne ta revanche.

— Merci ! » dit Soltyk en revenant à la table de jeu.

Il remplit le verre vide de Tarajewitsch.

« Ce jeu de rien m’ennuie. Du reste, les dames sont là et nous avons l’agréable devoir de leur faire passer le temps de notre mieux.

— Continuez à jouer, dit Dragomira, nous vous regarderons avec plaisir. »