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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Quelle folie, se disait-il à lui-même en descendant l’escalier, quelle folie d’aller soupçonner une jeune fille si inoffensive ! Pikturno était peut-être bien son adorateur et elle a été la cause innocente de sa mort. Toute autre supposition serait une absurdité. »

Cependant Dragomira se tenait debout et muette près de la fenêtre et écoutait en tenant serrée la main d’Henryka. Quand la porte se fut refermée et qu’elle se sentit en sûreté, son beau visage prit tout à coup une sombre expression de fanatisme, et ses yeux brillèrent d’un feu sinistre et cruel.

« Il est sur nos traces, dit-elle tout bas à Henryka.

— Comment ? qu’a-t-il découvert ? demanda Henryka dont les lèvres mêmes devinrent pâles.

— Il sait que Pikturno a été tué, et ses soupçons tombent sur nos gens du cabaret Rouge. Il sait aussi que je suis allée dans ce cabaret. Pour l’instant, le voilà tranquillisé, mais qui peut nous garantir, que, dans un jour, dans une heure, nous ne serons pas surpris et livrés au bourreau ? »

Dragomira allait et venait à grands pas.

« Que veux-tu faire ? demanda Henryka, après un silence.

— Avant que tout soit découvert, il faut frapper un coup prompt et décisif.

— Tu veux le tuer ?

— Oui.

— N’est-ce pas un ami de tes parents, ton ami à toi ?

— À partir de maintenant, ce n’est plus pour moi que l’ennemi de notre sainte communauté, l’ennemi de Dieu. Je ne peux pas l’épargner, ce serait un crime que d’avoir pitié de lui, ce serait nous perdre tous.

— Tu as raison.

— Sa mort est décidée, continua Dragomira, sa sentence prononcée, c’est moi-même qui l’exécuterai ; c’est toi qui l’attireras dans le filet.

— Tu peux compter sur moi, dit Henryka. Qu’ai-je à faire ?

— Tu le sauras quand il en sera temps, Le chasseur d’hommes va devenir gibier à son tour. Il ne m’échappera pas. Dès qu’il sera entre mes mains, je l’immolerai sans pitié à la grande cause que nous servons tous. »