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LA PÊCHEUSE D’AMES.

On en chuchote déjà çà et là. Ce serait effrayant si vous tombiez dans ces pièges.

— Eh bien, que dit-on ?

— On parle d’une conspiration ? »

Soltyk regarda le jésuite et se mit à rire.

« Pourquoi riez-vous ?

— Je ris de vous voir si bien informé.

— Ce n’est donc pas une conspiration.

— Vous me tenez pour initié, à ce que je vois, dit le comte : je ne le suis pas, mais je puis vous dire que Dragomira n’est engagée dans aucune affaire qui puisse la mettre en conflit avec les lois existantes. En voilà assez sur ce sujet. »

Le comte le congédia fièrement d’un signe de la main, et le jésuite se retira.

« Donc, pas de conspiration, se disait-il à lui-même. Alors, qu’est-ce ? Oui, qu’est-ce ? »

Glinski s’assit près de sa cheminée et se mit à réfléchir. Tout à coup, il lui vint une pensée dont il eut lui-même peur. Il appuya sa main sur son front. Et pourquoi pas ? Dans ce pays, où l’on voit les plus incroyables contrastes, les plus singulières aberrations, où la nature semble un sphinx qui propose tous les jours aux hommes de nouvelles énigmes, tout est possible.

Mais une jeune fille d’ancienne et bonne famille, une jeune fille distinguée, riche, belle, bien douée, faite pour être heureuse et rendre heureux, était-ce possible qu’elle eût adopté ces doctrines extravagantes, confinant à la folie, qu’elle se fût engagée dans cette route ténébreuse et souillée de sang ? Non, ce n’était pas possible. Et pourtant ? N’avait-on pas vu, au milieu de ce siècle, une noble dame, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, devenir la Mère de Dieu des Adamites de Hlistow, cette secte de fous frénétiques ? Dragomira pouvait suivre la même voie. Mais n’était-il pas dangereux de soulever une si effroyable accusation avant d’avoir des preuves précises ? Et pour le moment ces preuves manquaient.

Le P. Glinski pesa tout ; il ne laissa de côté aucune circonstance, si petite qu’elle fût. Il en arriva finalement à cette conclusion que rien n’était perdu, et il s’arrêta à l’opinion d’Anitta.

Une conspiration ? N’était-ce pas suffisant pour exciter la vigilance de la police et pour faire entourer Dragomira et ses associés d’un réseau d’espions prêts, quand viendrait le moment décisif, à les livrer tous aux tribunaux ?