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LA PÊCHEUSE D’AMES.

avait rapidement reconquis son calme, tu vois là-dedans le tailleur juif qui attend. Ce n’est pas autre chose que cela.

— Oui, mais tu ne t’es pas fait faire cette magnifique toilette pour la donner à manger aux mites dans une armoire.

— Es-tu curieux !

— Je ne suis qu’étonné, Dragomira ; cette magnificence et ce luxe me semblent en contradiction avec le masque de sainte que tu portes.

— Je te montre mon vrai visage, répliqua Dragomira avec un douloureux sourire.

— Mais le costume d’une despote et d’une conquérante ne va pas avec ce visage.

— On pare aussi la victime, répondit doucement Dragomira, et la prêtresse déploie également une pompe royale quand elle brandit le couteau du sacrifice.

— Laquelle es-tu des deux ?

— Peut-être l’une et l’autre.

— Pour moi, tu es seulement la bien-aimée de mes charmants rêves de jeunesse, la plus adorable femme qui respire ici-bas ; il n’y a que les déesses de marbre des Grecs, les figures idéales de Titien et de Véronèse qui pourraient être tes rivales ! »

Entraîné par un mouvement subit de passion, le jeune officier sauta dans le salon par la fenêtre, entoura Dragomira de ses bras et lui donna un baiser.

Ce qu’il y eut de remarquable, c’est qu’elle ne montra ni colère, ni dédain ; elle ne le repoussa même pas, et se borna à attacher sur lui un regard calme et glacial.

« Je t’avertis, Zésim, dit-elle d’une voix tranquille, presque douce, reste loin de moi. Je ne crois pas que tu m’aimes, car un feu qu’on ne nourrit pas doit s’éteindre ; mais si tu m’aimes, à plus forte raison éloigne-toi. Si je veux, tu m’appartiendras ; je le sais mieux que toi-même et je pourrais te pétrir comme une cire molle, mais je ne le veux pas.

— Pourquoi ne le veux-tu pas ? C’est toi, précisément toi, qui as été créée pour moi, aussi dois-tu devenir ma femme. »

Dragomira secoua la tête.

« Tu en aimes un autre ?

— Non.

— Alors je ne puis te comprendre.

— Ne souhaite pas de pénétrer dans les ténèbres de mon âme, répondit-elle, je te le répète, reste loin de moi, dans ton