Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
15
LA PÊCHEUSE D’AMES.

jetaient des flocons d’une écume scintillante ; l’on entendait au loin le cri mélancolique de quelque oiseau.

Tout à coup un bruit de rames retentit ; sur un petit bateau arrivait Dragomira, vêtue d’une longue robe blanche, comme une fée. Elle avançait à travers le jardin enchanté d’algues, de lis d’eau et de nénuphars, qui venait jusqu’à la rive. Quand elle aperçut Zésim, elle resta d’abord interdite, puis elle approcha et lui tendit la main.

« Tu chasses ici ?

— Oui, j’ai brûlé un peu de poudre, répondit Zésim, et maintenant je me repose en rêvant à toi. Veux-tu me prendre, ange charmant ?

— Pourquoi pas ? Mais je ne suis pas un ange. »

Elle aborda. Il sauta dans la barque et saisit les rames, après avoir appuyé son fusil et solidement attaché son chien à ses pieds.

« Le monde est pourtant bien beau ! dit-il, pendant qu’ils descendaient lentement la rivière ; la nature est une grande cathédrale où toutes les prières ont leur place et où chacun se sent porté au recueillement.

— C’est là ton idée, dit Dragomira, et au premier coup d’œil il semble qu’il en soit ainsi ; la terre nous paraît un immense et magnifique autel, d’où ne montent vers le ciel que de suaves parfums. Mais quand nous y voyons mieux, nous découvrons bientôt que ce sont nos propres pensées, nos sentiments, nos fantaisies que nous introduisons dans la nature pour la poétiser, et que tout cet univers n’est qu’une gigantesque pierre de sacrifice sur laquelle les créatures souffrent et versent leur sang pour la gloire de Dieu.

— Quel épouvantable tableau !

— Moi aussi, Zésim, je me suis réjouie de la vie et j’ai regardé dans l’avenir comme dans un pays merveilleux ; mais j’ai vu un jour que j’avais été aveugle. Quand on m’a ôté le voile de devant les yeux et que j’ai pu voir les choses comme elles sont, je me suis senti au cœur une pitié profonde et un silencieux effroi pour moi-même. C’était comme si le soleil s’éteignait, comme si la terre et mon cœur s’engourdissaient dans la torpeur d’une glace éternelle. Tu es heureux, tu peux encore être gai ; pour moi, il n’y a plus ni joie ni espérance. Je ne puis plus m’abuser sur la valeur de la vie ; je sais que l’existence est une sorte de pénitence, un purgatoire qui purifie ; elle n’est pas un bonheur, mais plutôt un perpétuel martyre.