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LA PÊCHEUSE D’AMES.

regard sur son profil élégant et sur la riche chevelure blonde qui, de son petit bonnet d’astrakan, tombait jusque sur ses épaules.

À un moment, le regard calme de la jeune femme rencontra le sien ; il éprouva une sensation tout à fait nouvelle pour lui ; pour la première fois, une femme ne faisait naître en lui ni idée de passion, ni idée de plaisir ; il lui semblait que c’était une compagne qu’il avait tout à coup rencontrée dans la tempête de la vie et dont il ne voulait plus se séparer.

À un coin de rue, l’étrangère s’arrêta, quitta le bras du comte, et lui tendit la main en le remerciant.

« N’avez-vous pas besoin de moi ? demanda le comte d’un ton discret, pendant que ses yeux priaient avec éloquence.

— Je demeure tout près d’ici ; je n’ai plus que quelques pas à faire ; je puis m’en aller seule.

— Du moment que vous l’ordonnez, je n’ai qu’à me séparer de vous, répondit Soltyk ; je vous avoue pourtant que je suis consterné à l’idée de ne plus vous revoir.

— Vous me reverrez.

— Puis-je vous demander ?…

— Non, non, dit l’étrangère d’une voix nette et décidée, pour aujourd’hui contentez-vous de savoir que je suis une jeune fille d’honnête famille, qui, revenant de visiter une amie malade, a été attaquée par une bande de rôdeurs de nuit, et qui n’est pas indigne de votre protection, comte Soltyk.

— Vous me connaissez ?

— Oui, que cela vous suffise. Vous entendrez bientôt parler de moi. Au revoir. »

Soltyk ôta son chapeau, et elle disparut après lui avoir adressé un salut d’une distinction suprême. Il regarda du côté où elle était partie et se frappa le front.

Étais-je donc aveugle ? murmura-t-il, c’est elle, ce ne peut être qu’elle, l’étrange et audacieuse jeune fille dont Sessawine nous a parlé. Des femmes de ce genre ne sont pas nombreuses ; c’est la première que j’aie rencontrée. Est-ce pour mon bonheur ou pour mon malheur ? »

Il revint lentement chez lui et resta longtemps assis dans sa chambre à coucher, auprès de son feu qui s’éteignait peu à peu, et plongé dans d’étranges rêveries.

Le lendemain matin, il s’éveilla avec la pensée qu’il allait la revoir, et cette pensée l’accompagna au manège, au club, au dîner, et dans l’après-midi chez Oginski.