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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« C’est tout bonnement de l’enthousiasme pour cette belle Dragomira, dit Henryka à Sessawine pour le taquiner.

— Je ne m’en défends pas, répondit-il, mais je n’ai aucun motif de rougir de mon enthousiasme. Il est impossible de rester indifférent en présence de Dragomira. Jadewski lui aussi est enthousiaste de cette jeune fille. »

Anitta tressaillit et se détourna, elle se sentait rougir.

« Il faudra que nous fassions la connaissance de ce phénomène, s’écria Henryka.

— Moi aussi, dit Anitta, je serais bien curieuse de la voir.

— Ce n’est pas difficile, dit Oginski se mêlant à la conversation, une jeune fille de bonne famille, irréprochable à tous égards…, on lui envoie simplement une invitation.

— Mlle Maloutine est très sauvage, répondit Sessawine, mais si vous le désirez, je la préviendrai.

— Pourquoi tant de cérémonies ? dit Mme Oginska. J’irai lui faire une visite avec Anitta, et je suis bien sûre de conquérir cette princesse de contes de fées pour notre cercle.

— Sans aucun doute, dit Sessawine, si vous y allez vous-même, Mlle Maloutine se tiendra pour très honorée. »

Les jeunes dames et les messieurs retournèrent au billard, et la partie de whist fut reprise ; mais la société ne retrouva plus sa tranquillité. On eût dit qu’il y avait là un hôte non invité, qu’on ne pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence, et qui vous observait et vous épiait. Une étrangère et hautaine figure se tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et s’asseyait à côté d’eux comme une ombre menaçante.

Le comte Soltyk surtout subissait ce charme sinistre. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait la curieuse expérience de l’effet que des créatures humaines peuvent produire à distance l’une sur l’autre ; il avait déjà remarqué combien souvent on est touché et captivé par des personnes qu’on ne connaît que par ouï-dire, et dont on est séparé par le temps et par l’espace. Il connaissait ce magnétisme ; il avait déjà maintes fois subi sa toute-puissance ; même des personnes qui appartenaient à l’histoire, qui avaient vécu bien des siècles auparavant, avaient exercé sur lui ce pouvoir magique du fond de la tombe où elles n’étaient plus que poussière. Ainsi, une fois, il était devenu amoureux à en mourir de la reine Sémiramis. En ce moment, il était sous l’influence de Dragomira, qu’il n’avait jamais vue et qui n’avait peut-être jamais entendu parler de lui.