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LA PÊCHEUSE D’AMES.

complir. Nous ne devons pas obéir à nos goûts et à nos désirs passagers, mais nous devons toujours agir selon notre raison et notre conscience.

— Eh bien ! justement, ma raison et ma conscience m’ordonnent de choisir un mari que j’aime, car ce n’est qu’à ce mari-là que je pourrai faire les sacrifices que le mariage impose à une femme ; ce n’est qu’avec lui que je pourrai remplir les devoirs que j’ai envers Dieu et envers les hommes. »

Le P. Glinski se trouva désarmé pour un instant, mais pour un instant seulement.

« Soit, mon enfant, dit-il, mais est-ce que le comte Soltyk n’est pas digne de ton amour ? Y a-t-il une jeune fille qui le regarde avec des yeux indifférents ? Certes, c’est un conquérant ; tous les cœurs battent plus fort quand il apparaît, et cet homme, que toutes voudraient enchaîner, est à tes pieds, et tu serais la première, la seule qui ne pourrait pas l’aimer ? Non, je ne te crois pas, personne ne te croira. Ce sont là des imaginations d’enfant, c’est un caprice blâmable ; blâmable parce qu’il chagrine tes parents, aussi bien que moi, ton second père, et doublement blâmable parce que tu sacrifies ton propre bonheur à une fantaisie. »

Le jésuite continua à parler sur ce ton. Elle semblait se soumettre sans combat. Penchée sur son métier, elle ne répondait pas une syllabe, ne faisait pas un mouvement ; rien ne protestait ni dans son air, ni dans son regard. Mais lorsqu’à la fin le père lui chuchota à l’oreille : « N’est-ce pas ? tu y vois clair maintenant, et tu ne vas pas résister plus longtemps et refuser de dire oui au comte ? » Anitta lui lança un regard rapide et malicieux et se contenta de secouer la tête.

Le jésuite partit en soupirant, avec moins d’espoir qu’il n’en avait lorsqu’il était venu. Il se garda bien de parler au comte de sa tentative manquée auprès de la petite mutine ; seulement lorsqu’il le vit dans l’après-midi faire soigneusement sa toilette pour sa visite habituelle chez les Oginski, il haussa les épaules avec compassion comme s’il voulait dire : Puisque je n’ai pas réussi, tu ne réussiras pas mieux, malgré ta jolie moustache noire.

Et cependant le hasard sembla favoriser le comte.

Quand il arriva chez Oginski, il trouva Anitta tout en larmes.

« Qu’avez-vous ? demanda-t-il avec un empressement et une émotion dont la sincérité ne pouvait être mise en doute, au nom du ciel, calmez-vous, mademoiselle !