Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Quelles idées surannées, ma chérie ! continua Henryka. Est-ce qu’aujourd’hui l’on consulte son cœur en pareille matière ? On examine quel effet l’on fera ; on se demande si le mari nous procurera une grande situation dans la société ; s’il est en position de nous entourer de luxe, de satisfaire nos goûts de toilette, de contenter nos fantaisies. Pour le reste, les choses suivent tranquillement leur chemin. Une grande dame ne s’ennuiera jamais ; et, si elle est jeune et jolie comme toi, elle peut rassembler toute une cour autour d’elle. »

Anitta considérait son amie, en passant d’un étonnement à un autre.

« Henryka, lui dit-elle, je ne te reconnais plus. Qu’as-tu fait de ton idéal, de ton enthousiasme ?

— Oh ! c’est bon quand il s’agit d’art et d’amour, mais pas de mariage.

— Le mariage me semble justement quelque chose de si sérieux, de si saint !…

— Ne va donc pas faire rire de toi, interrompit Henryka, applique un peu ton oreille à la porte, quand des femmes mariées sont ensemble et parlent franchement ; c’est alors que tu entendras des choses, ah ! mais des choses !…

— C’est possible, dit Anitta presque tristement ; je veux bien paraître ridicule et démodée, mais je veux agir et vivre d’après mes sentiments. »

Pendant que les deux jeunes filles s’entretenaient dans le salon, le jésuite était entré avec un fin et significatif sourire dans le boudoir de Mme Oginska, qui lui tendit cordialement les deux mains.

« Quelles nouvelles apportez-vous, mon révérend père, dit-elle, vous semblez tout heureux ?

— Je le suis en effet, répondit le P. Glinski, le vœu le plus cher de mon cœur va s’accomplir : le comte s’est décidé à se marier.

— En vérité ? Et sur qui son choix est-il tombé ?

— Vous me le demandez ? Sur notre enfant bien-aimée, sur notre Anitta.

— C’est un grand honneur pour nous.

— Je les regarde tous les deux comme mes enfants, continua le jésuite, le comte et votre fille, et cette union était depuis des années ma pensée de prédilection. Anitta est simple, bonne ; elle le conduira, sans qu’il s’en aperçoive ; elle dirigera son énergie sauvage dans des voies où il puisse travailler et