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LA FEMME SÉPARÉE

— Et croyez-vous, dis-je, légèrement interdite, que ces hommes à qui la vie apparaît comme la décrivent les livres, croyez-vous qu’ils soient heureux ?

— Certainement, s’écria-t-il avec un enthousiasme qui me toucha extrêmement. Je dirai plus. Eux seuls connaissent le bonheur ici-bas. Mais n’oubliez pas qu’il y a deux sortes d’idéalisme et deux sortes d’idéalistes : le premier, tout extérieur, suppose un monde parfait où tout va comme sur des roulettes, et dont il se croit destiné à être le maître ; aussitôt qu’il constate par l’expérience qu’il n’est, en réalité, ni caressé par des mains de velours ni éventé par des plumes de paon, mais que sa route est entravée de difficultés, comme de pierres aiguës, que tous ceux qui l’entourent ne cherchent qu’à lui nuire, à le dépouiller ou à l’atteler à leur char comme un animal, il est saisi d’une haine immense contre le monde, contre son prochain, et succombe enfin à un dégoût insurmontable pour tout ce qui l’environne et pour lui-même. Cet idéalisme n’est qu’un raffinement d’égoïsme.

Je frissonnais aux paroles de Julian comme un patient sous le couteau du médecin. Il me semblait qu’on tenait un miroir devant moi et que je m’y contemplais avec tous mes égarements. À ce moment, je ressentis une sorte de terreur en présence du vide