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RÉCITS GALLICIENS.

le kadisch[1]. Quand l’ange de la peste eut quitté la contrée pour suivre le soleil du côté des grandes villes de l’Occident, Abe Nahum se trouva seul avec un enfant de six mois, à qui on avait donné le nom de Jossel.

La situation était à la fois douloureuse et bizarre : d’une part un cabaretier, de l’autre un nourrisson. La tendresse du père et de l’époux, tendresse profonde, autrefois distribuée à dose égale entre une femme et sept enfants, se trouva concentrée et agglomérée sur un seul petit être, et la crainte de le perdre devint chez lui tellement exagérée, qu’il ne put se résoudre à le confier à des mains étrangères. La nuit, il couchait l’enfant à côté de lui, il faisait sécher ses langes, il le nourrissait de lait coupé, il l’endormait, et quand le sommeil tardait à venir, il le promenait dans ses bras pendant des journées entières. C’est ainsi qu’Abe Nahum Wasserkrug prit l’habitude, tout en vaquant à ses travaux, d’aller balancer du pied le berceau de l’enfant, et de verser l’eau-de-vie à ses pratiques pendant que Jossel, perché sur son bras, caressait sa longue barbe ou les boucles pleurardes de ses cheveux huileux.

Voilà comment le garçonnet se développa au milieu des buveurs, tout en jouant dans le sable qui tapissait le plancher du cabaret. C’est là que son père lui apprit à marcher, c’est là qu’il fit en chancelant ses premiers pas, et qu’il dit son premier mot, qui fut « papa », car Abe Nahum lui tenait lieu à la fois et de mère et de frères et de sœurs.

Un jour vint où le petit Jossel atteignit l’âge d’écolier, et Abe Nahum Wasserkrug pensa sérieusement à le faire instruire. Ce qui toutefois l’oppressait comme une

  1. La prière pour les morts.