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À KOLOMEA.

tinations. Je profitai de la circonstance pour commander un tschaj[ws 1], puis je m’établis, avec la ferme intention de m’endormir, sur un étroit banc de chêne qui, rompu comme je l’étais, me parut doué du confortable de l’ottomane la plus moelleuse. Quelques minutes après, un camarade de route et de souffrance vint me tenir compagnie.

Des pas discrets me tirèrent de ma somnolence. Les bruits légers offrent, comme on le sait, la particularité de nous réveiller plus facilement que le vacarme. Soudain, je vis se dresser devant moi un homme d’un certain âge, d’une grandeur démesurée, qui s’étirait, s’étirait encore ; il avait, comme moi, voyagé dans la voiture supplémentaire, et semblait croître à vue d’œil, comme s’il sortait du sol, un de ces hommes, enfin, qui vous feraient croire aux revenants, car à sa taille gigantesque s’ajoutait une maigreur presque transparente jusqu’à l’inconvenance. Comme pour la plupart des hommes de très haute stature, sa tête semblait un point sur un i. Ses joues étaient blafardes, ses yeux petits, clairs et clignotants sous l’épaisseur d’énormes sourcils ; ses cheveux châtains, évaporés, taillés à la Fiesco ; sa moustache était longue et tombante. Son costume se composait d’une redingote noire serrée à la taille, sur laquelle tranchait un ruban d’un ordre tricolore, et d’une bunda brune à capuchon, garnie de cordons bleu clair.

Il m’adressa la parole sans préambule.

« Pas de chevaux, fit-il en haussant les épaules. Nous voilà obligés d’attendre. Je viens de Czernowitz, vous arrivez probablement de Lemberg. C’est ainsi qu’on se rencontre dans la vie.

— À qui ai-je le plaisir ?… demandai-je par politesse plus que par curiosité.

  1. Note de wikisource : du russe чай, thé.