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dées est compté pour rien. Car tout plaisir est prompt à nous quitter : il fuit, il s’envoie, et presque avant d’arriver il n’est plus. Que l’imagination se reporte donc sur le passé : tout ce qui jamais a pu nous charmer, rappelons-le, et que de fréquentes méditations nous le fassent mieux savourer. Les plaisirs n’ont de constant et de fidèle que leur souvenir ; leur présence dure trop peu. Vous avez possédé un excellent frère : comptez cela pour une félicité des plus grandes ; et au lieu de dire : « Je pouvais l’avoir plus longtemps, » songez combien de temps vous l’avez eu. La nature vous l’avait, comme à tous les frères, non donné pour toujours, mais prêté. Il lui a plu de le redemander, sans attendre que vous vous en fussiez rassasié, elle a suivi sa loi. Qu’un débiteur s’indigne de rembourser un prêt, qui surtout lui fut fait gratuitement, ne passera-t-il pas pour injuste ? C’est à ce titre que vous reçûtes la vie, votre frère et vous : la nature a usé de son droit, en exigeant plus tôt ses avances de celui qu’elle a voulu. Ne l’accusez pas : ses conditions étaient connues ; accusez l’esprit humain si avide dans ses prétentions, si vite oublieux de ce que sont les choses, de ce qu’est l’homme lui-même, quand la nature ne l’en avertit pas. Réjouissez-vous d’avoir eu un si bon frère ; et la jouissance d’un tel bien, trop courte au gré de vos vœux, sachez au moins l’apprécier. Reconnaissez que si la possession fut des plus douces, la perte aussi était dans l’ordre des choses humaines. Il y a une inconséquence des plus grandes à vous affecter de ce que le sort vous ait, pour peu d’instants, gratifié d’un tel frère, et à ne pas vous applaudir qu’il vous en ait gratifié. — Mais une perte si imprévue ! — Hélas ! jouet de son illusion dans tout ce qu’il chérit, l’homme oublie vo-