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du charme dans l’ignoble et le bas : l’idée du grand l’attire et l’exalte. De même que la flamme s’élève droite sans qu’on puisse la faire ramper ou l’abattre, non plus que la tenir immobile42 ; ainsi l’âme humaine ne repose jamais, d’autant plus remuante et active qu’elle a plus de vigueur. Mais heureux qui a tourné cet élan vers le bien ! il se placera hors de la juridiction et du domaine de la Fortune, se modérera dans les succès, brisera l’aiguillon du malheur, et dédaignera ce qu’admireront les autres. Il est d’une âme grande de mépriser les grandeurs, et d’aimer mieux la médiocrité que l’excès : la médiocrité seule est utile et fait vivre l’homme ; l’excès nuit par son superflu même. Ainsi versent les épis trop pressés ; ainsi la branche surchargée de fruits se rompra ; ainsi l’exubérance n’arrive point à maturité43. Il en est de même des esprits ; une prospérité sans mesure les brise : ils n’en usent qu’au préjudice d’autrui comme au leur. Fut-on jamais plus malmené par un ennemi que certains hommes par leurs plaisirs, par ces tyranniques et folles débauches qui ne leur laissent quelque droit à la pitié que parce qu’ils subissent ce qu’ils ont fait subir ? Et il faut bien qu’ils soient victimes de leur frénésie : nécessairement la passion n’admet plus de limites, dès qu’elle a franchi celles de la nature. La nature a son point d’arrêt : les chimères et les fantaisies de la passion vont à l’infini. Le nécessaire a pour mesure l’utile : mais le superflu, où le réduire ? Aussi se noient-ils dans ces voluptés, qui sont pour eux des habitudes et dont ils ne se peuvent passer, d’autant plus misérables que le superflu leur est devenu nécessaire. Esclaves des plaisirs, ils n’en jouissent pas, et, pour dernier malheur, ils sont amoureux de leurs maux44. Oui, c’est le comble de l’infortune que de se vouer à la turpitude non plus par l’attrait d’un moment, mais par goût ; plus de remède possible, quand nos vices d’autrefois sont nos mœurs d’à présent.