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lui-même. Une belle femme n’est point celle dont on vante le bras ou la jambe, mais bien celle chez qui les perfections de l’ensemble absorbent l’admiration que mériteraient les détails. Si toutefois tu l’exiges, je ne serai pas chiche avec toi, je te servirai à pleine main. La matière est riche et s’offre à chaque pas : on n’a qu’à prendre, sans choisir. Là tout coule non pas goutte à goutte, mais à flots : tout est continu, tout se lie. Je ne doute pas qu’un tel recueil ne profite beaucoup aux âmes encore novices et aux auditeurs non initiés, vu qu’on retient plus aisément des préceptes concis et comme enfermés dans un vers. Si l’on fait apprendre même aux enfants des sentences et de ces apophtegmes que les grecs appellent χριάς, c’est que tout cela est à portée de leur naissante intelligence qui ne peut rien saisir au delà dont l’utilité soit certaine.

Il est peu digne d’un homme d’aller cueillant de menues fleurs, de s’appuyer d’un petit nombre d’adages rebattus, de se guinder sur des citations. Qu’il s’appuie sur lui-même, que ce soit lui qui parle, non ses souvenirs. Honte au vieillard et à l’homme arrivé en vue de la vieillesse qui n’a pour sagesse que de remémorer celle d’autrui. Zénon a dit ceci ; — Et toi ? Cléanthe a dit cela ; — Et toi ? Ne t’ébranleras-tu jamais qu’à la voix d’un autre ? Chef à ton tour, dis-nous des choses qui se retiennent, tire de ton propre fonds. Oui, tous ces hommes, jamais autorités, toujours interprètes, tapis à l’ombre d’un grand nom38, selon moi n’ont rien de généreux dans l’âme, n’osant jamais faire une fois ce qu’ils ont appris mille. Ils ont exercé sur l’œuvre d’autrui leur mémoire ; mais autre chose est le souvenir, autre chose la science. Se souvenir, c’est garder le dépôt commis à la mémoire ; savoir, au contraire, c’est l’avoir fait sien, ne pas être en face de son modèle un écho, ni tourner chaque fois les yeux vers le maître39. Tu me cites Zénon, puis Cléanthe. Eh ! mets donc quelque différence entre toi et le livre. Quoi ! toujours disciple ! il est temps que tu fasses la leçon. Ai-je besoin qu’on me récite ce que je puis lire ? — Mais la parole fait beaucoup. — Non pas certes quand je la prête aux phrases qui ne sont pas de moi et que je joue le rôle de greffier. Ajoute que ces hommes, toujours en tutelle, d’abord suivent les anciens dans une étude où pas un ne s’est risqué, qui ne s’écartât du devancier, étude où l’on cherche encore la vraie voie ; or jamais on ne la trouvera si l’on se borne aux découvertes connues. Et d’ailleurs