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un arbre isolé quand la forêt s’élève toute à la même hauteur37. Ces sortes de sentences abondent dans les poètes, abondent dans les historiens. Je ne veux donc pas que tu en fasses honneur à Épicure : elles sont à tout le monde et notamment à notre école. Mais chez lui on les remarque mieux parce qu’elles y apparaissent à intervalles rares, qu’elles sont inattendues, et que de fermes paroles étonnent venant d’un homme qui fait profession de mollesse. Car c’est ainsi que presque tous le jugent ; pour moi Épicure est un homme de cœur, bien qu’il ait des manches à sa robe[1]. Le courage et l’action, et le génie de la guerre peuvent se trouver chez les Perses comme chez les peuples à toge relevée. N’exige donc plus de ces traits détachés et pris çà et là : il y a chez nous continuité de ce qui fait exception chez les autres. Aussi n’avons-nous point d’étalage qui frappe les yeux ; nous n’abusons point l’acheteur pour ne lui offrir, une fois entré, rien de plus que la montre suspendue au dehors. Nous laissons chacun prendre à son choix ses échantillons. Quand nous voudrions, dans cette multitude de pensées heureuses, en trier quelques-unes, à qui les attribuerions-nous ? À Zénon ? à Cléanthe ? à Chrysippe ? à Panætius ? à Posidonius ? Nous ne sommes pas sujets d’un roi : chacun relève de soi seul. Chez nos rivaux, tout ce qu’a dit Hermachus, tout ce qu’a dit Métrodore s’impute au même maître. Tout ce qui fut traité par le moindre disciple sous la tente épicurienne l’a été par l’inspiration et sous les auspices du chef. Nous ne pouvons, je le répète, quand nous l’essayerions, extraire rien d’un si grand nombre de beautés toutes égales.

Pauvre est celui dont le troupeau se compte[2].


N’importe où tu jetterais les yeux, tu tomberais sur des traits dignes de remarque, s’ils ne se lisaient pêle-mêle avec d’autres semblables.

Ainsi ne compte plus pouvoir en l’effleurant goûter le génie des grands hommes : il faut le sonder dans toute sa profondeur, le manier tout entier. Ils font une œuvre de conscience : chaque fil tient sa place dans la contexture du dessin : ôtes-en un seul, toute l’ordonnance est détruite. Je ne te défends point d’analyser tel ou tel membre, mais que ce soit sur l’homme

  1. Chez les Romains, les femmes seules avaient les bras couverts. La toge des hommes leur laissait les bras nus.
  2. Ovid. Métam., XIII, 824.