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paroles n’ont rien prouvé. Légers et trompeurs garants de ta valeur morale, trop d’illusions les enveloppèrent : tes vrais progrès, la mort me les certifiera. » Je me dispose donc, sans le craindre, à ce jour où, dépouillant tout fard et tout subterfuge, je vais, juge de moi-même, savoir si mon courage est de paroles ou de sentiment ; s’il n’y avait que feintes et mots de théâtre dans tous ces défis dont j’apostrophais la Fortune. Arrière l’opinion des hommes, toujours problématique et partagée en deux camps. Arrière ces études cultivées durant toute ta vie : la mort va prononcer sur toi. Il faut le dire : ni discussions philosophiques, ni entretiens littéraires, ni mots empruntés aux maximes des sages, ni langage érudit ne montrent la vraie force de l’âme : souvent les plus timides parlent avec le plus d’audace. On saura quels combats tu auras rendus, quand tu rendras[1] le dernier souffle. « J’accepte la condition et n’ai point peur de comparaître[2]. » Voilà ce que je me dis ; prends que je te l’ai dit à toi-même. Tu es plus jeune ? Qu’importe ? La mort ne compte pas les années. Ne sachant pas où elle t’attend, c’est partout que tu dois l’attendre.

Je voulais finir ma lettre, et ma main s’apprêtait à la fermer, mais il faut que le rite s’accomplisse jusqu’au bout et que ma missive ait de quoi faire sa route. Quand je ne te dirais pas d’où je tirerai mon emprunt, tu sais dans quel coffre je puise. Attends quelque peu, et je te payerai sur mes fonds ; d’ici là j’ai pour prêteur Épicure : « Cherche bien, dit-il, lequel est plus commode, que la mort vienne à nous, ou nous à elle. » Sa pensée est claire : il est beau de s’étudier à mourir. Tu jugeras superflu peut-être d’apprendre un secret qui ne sert qu’une fois ; c’est pour cela même qu’on doit l’approfondir : il faut apprendre constamment ce qu’on ne peut s’assurer de bien savoir. Étudie-toi à mourir ! c’est me dire : « Étudie-toi à être libre. » Qui sait mourir ne sait plus être esclave : il se place au-dessus ou du moins hors de tout pouvoir. Que lui font les prisons, les gardes, les barreaux ? Il a toujours une porte libre. Une seule chaîne nous retient captifs, l’amour de la vie24. Il faut non pas le répudier, mais tellement le restreindre qu’au besoin rien ne nous arrête et ne nous empêche de faire résolument et sur l’heure ce que tôt ou tard il faut faire.


  1. Quid egeris apparebit quum animam ages.
  2. Paroles admirables quand on songe à la mort de l’auteur.