Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la philosophie elle-même, quand on se dit : « Quoi ! toujours les mêmes impressions ! toujours me réveiller, dormir, me rassasier, avoir faim, avoir froid, avoir chaud ; rien qui finisse jamais ! Tout cela fait cercle et s’enchaîne, se fuit et se succède. La nuit chasse le jour, et le jour la nuit ; l’été se perd dans l’automne, l’automne est pressé par l’hiver que le printemps vient désarmer : tout ne passe que pour revenir. Rien de nouveau à faire, rien de nouveau à voir. De cette routine aussi naît à la fin le dégoût. » Pour plusieurs, ce n’est pas que la vie leur semble amère, c’est qu’ils ont trop de la vie20.


LETTRE XXV.

Dangers de la solitude. — Se choisir un modèle de vie.

À l’égard de nos deux amis, deux routes diverses sont à prendre : il y a dans l’un de vicieux penchants à réformer, dans l’autre il les faut rompre. J’userai avec celui-ci d’une liberté entière : je ne l’aime pas, si je crains de le heurter. « Comment ! vas-tu dire ; tenir en tutelle un pupille de quarante ans, y songes-tu ? Considère son âge qui n’est plus souple ni maniable : le repétrir est impossible ; on ne façonne que ce qui est tendre. » J’ignore à quel point je réussirai, mais j’aime mieux manquer de succès que de confiance. Ne désespère pas de guérir le malade même qui l’est depuis le plus longtemps, si tu tiens ferme contre tout écart de régime, si tu le forces, malgré mainte répugnance, à faire et à se laisser faire. Quant au premier des deux, il me laisse peu de motifs de confiance, sauf qu’il rougit encore de ses fautes. Il faut entretenir ce reste de pudeur : tant qu’elle survivra dans cette âme, il y aura lieu de bien augurer. Le second, plus endurci, veut plus de ménagement, je crois, de peur qu’il ne vienne à désespérer de lui-même ; et jamais instants ne furent plus propices que ces intervalles de raison où il a l’air d’un homme guéri. Ces intermittences en ont imposé à d’autres ; moi je n’en suis pas dupe : je m’attends au retour de la fièvre avec redoublements, car je sais qu’elle sommeille et qu’elle n’a pas fui. Je donnerai quelques jours à son traitement, j’essayerai si l’on peut ou non faire quelque chose.