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écoulé n’est plus, et ce jour même que nous vivons nous le disputons pied à pied au néant. Comme ce n’est pas la dernière goutte d’eau qui vide la clepsydre, mais tout ce qui a fui précédemment, ainsi l’heure dernière, où nous cessons d’être, ne fait pas la mort à elle seule, mais seule elle la consomme. Alors nous arrivons au terme, mais dès longtemps nous y marchions. Ce qu’ayant esquissé, avec ta verve ordinaire et ces grands traits qui jamais toutefois ne pénètrent mieux que quand tu prêtes à la vérité ton langage, la mort c’est, disais-tu :

L’œuvre de tous nos jours, qu’un dernier jour achève.

Relis-toi plutôt que ma lettre, et il te sera démontré que cette crise redoutée par nous est notre dernière mort, mais n’est pas la seule.

Je vois où se portent tes yeux : tu cherches ce que j’ai enchâssé dans cette lettre, de quel homme j’y cite une parole généreuse, un utile précepte. La matière même que je viens de toucher me fournira mon envoi. Épicure ne gourmande pas moins ceux qui souhaitent de mourir que ceux qui en ont peur. « Il est ridicule, dit-il, de courir à la mort par dégoût de la vie, quand c’est notre manière de vivre qui nous fait courir à la mort. » Ailleurs encore : « Quoi de plus ridicule que d’invoquer la mort, quand tu as détruit le repos de ta vie par la crainte de mourir ! » Et ceci, frappé au même coin : « Telle est l’imprévoyance des hommes ou plutôt leur démence, que l’effroi de la mort pousse certaines gens à se la donner19. » Quelle que soit celle de ces paroles que tu veuilles méditer, tu y puiseras force et courage pour subir la mort ou porter la vie. Car c’est double courage et double force qu’il nous faut pour ne pas trop aimer l’une, ni trop abhorrer l’autre. Lors même que la raison conseille d’en finir avec l’existence, ce n’est pas à la légère ni d’un mouvement brusque qu’il faut s’élancer. L’homme de cœur, le sage doit non pas s’enfuir de la vie, mais prendre congé. Et surtout gardons-nous d’une maladie qui s’est emparée de bien des gens, la passion du suicide. Car entre autres manies, cher Lucilius, il y a vers la mort volontaire une tendance irréfléchie de l’âme qui souvent saisit les caractères les plus généreux, les plus indomptables, comme aussi les plus lâches et les plus abattus : ceux-là parce qu’ils méprisent la vie, ceux-ci parce qu’elle les écrase. Il en est que gagne la satiété de faire et de voir les mêmes choses : vivre leur est non pas odieux, mais fastidieux : on glisse sur cette pente, poussé par