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t'écrire. Et que sera-ce, sinon des encouragements à la sagesse ? Mais la base de la sagesse, quelle est-elle ? De ne pas te réjouir de choses vaines. Voilà la base, qu’ai-je dit ? voilà le comble de la sagesse. Voilà où est monté l’homme qui sait où placer sa joie et ne remet point son bonheur à la discrétion d’autrui. Il est soucieux et incertain de lui-même si un espoir quelconque le pousse en avant, la chose fût-elle sous sa main, peu difficile à saisir, et n’eût-il jamais espéré en vain. Avant tout, ô Lucilius, apprends de quoi il faut te réjouir. Te figures-tu que je t’enlève bien des satisfactions, moi qui t’interdis les dons du hasard, moi qui crois devoir te défendre l’espérance, la plus aimable des enchanteresses ? Ah ! bien au contraire : je veux que jamais la joie ne t’abandonne. Je veux qu’elle naisse sous ton toit, c’est-à-dire en toi-même. Les vulgaires hilarités ne remplissent pas le cœur : elles ne dérident que le front, la surface11 ; à moins que pour toi l’homme heureux ne soit l’homme qui rit. À l’âme seule appartient l’allégresse, l’assurance, le courage qui domine le sort. Crois-moi, c’est quelque chose de sérieux que la véritable joie12. Penses-tu qu’un seul de ces hommes à face épanouie et, comme disent nos efféminés, à l’œil riant, sache mépriser la mort, ouvrir sa porte à la pauvreté, tenir en bride ses goûts sensuels et s’aguerrir à la souffrance ? L’âme qui s’exerce à tout cela jouit d’un contentement profond, mais qui chatouille peu les sens. Voilà celui dont je veux te voir possesseur : il ne tarira plus, dès que tu en auras trouvé la source. Les mines les plus pauvres se trouvent à la surface du sol ; les plus riches cachent leurs filons à une grande profondeur, sauf à récompenser bien mieux ceux qui les fouillent assidûment. Ainsi ce qui charme la foule ne présente qu’une écorce et qu’un vernis de satisfaction, et toutes les joies de l’extérieur manquent de base ; mais la joie dont je parle, où je m’efforce de te conduire, est substantielle et garde intérieurement ses plus riches trésors. Prends, je t’en conjure, ô mon cher Lucilius, la seule voie qui te puisse mener au bonheur ; jette au loin, foule aux pieds toute pompe du dehors, tout ce que te promettent les hommes, aspire au vrai bien et sois heureux de ton propre fonds. Or ce fonds quel est-il ? Toi-même et la meilleure partie de toi. Quant à ce corps fragile, bien que rien ne puisse s’opérer sans lui, regarde-le comme nécessaire, mais n’en fais point grand cas. De lui ne viennent que plaisirs faux, passagers, suivis de repentirs et qui, si une grande modération ne les tempère, tournent à la dou-