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À LUCILIUS

faut qu’il tâte le pouls du malade. Un vieux proverbe dit : « Le gladiateur prend conseil sur l’arène. » Le visage de l’adversaire, un mouvement de main, la moindre inclinaison du corps avertissent sa vigilance. Sur les usages et les devoirs on peut d’une manière générale ou mander ou écrire : tels sont les conseils qu’on adresse aux absents et même à la postérité ; mais l’à-propos, la façon d’agir ne se prescrivent jamais à distance : c’est en face des choses même qu’il faut délibérer. Il faut plus qu’être là, il faut être alerte pour ne pas manquer l’occasion fugitive ? Sois-y donc des plus attentifs : paraît-elle, saisis-la ; prends tout ton élan, applique toutes tes forces à te dépouiller de tes devoirs de convention. Et ici écoute bien le jugement que je porte, vois le dilemme : ou change de vie, ou renonce à vivre. Mais je pense aussi qu’il faut prendre la voie la plus douce, que, mal à propos engagé, tu dois dénouer plutôt que rompre, sauf toutefois, si dénouer est impossible, à rompre net. Y a-t-il homme si timide qui aime mieux rester toujours suspendu sur l’abîme que tomber une fois8 ? En attendant, comme premier point, ne t’engage pas plus avant ; borne-toi aux embarras où tu es descendu, dirai-je, comme tu aimes mieux le faire croire, où tu es tombé ? Pourquoi tenterais-tu d’aller plus avant ? Tu n’aurais plus d’excuse, et visiblement ta servitude serait volontaire. Rien de plus faux que ces phrases banales : « Je n’ai pu faire autrement ; quand je n’aurais pas voulu, j’étais forcé. » Nul n’est forcé de suivre la Fortune à la course : il est déjà beau, sinon de lui résister, du moins de faire halte, de ne point presser le mouvement qui nous emporte.

T’offenseras-tu si, non content de me présenter à ton conseil, j’y appelle des sages assurément plus éclairés que moi, auxquels je soumets tous mes sujets de délibération ? Lis sur cette question une lettre d’Épicure à Idoménée qu’il prie « de fuir en toute hâte et de toutes ses forces, avant qu’une puissance majeure n’intervienne qui lui en ôte la faculté. » Au reste il ajoute : « Ne tente rien qu’à propos et en temps utile : mais cette heure longtemps épiée une fois venue, prends ton élan. » Il ne veut pas qu’on s’endorme quand on songe à fuir, et du pas le plus difficile il espère une sortie heureuse, à moins qu’on ne se presse avant le temps, ou qu’on ne se ralentisse au moment d’agir. Maintenant, je pense, tu veux l’avis des stoïciens. Nul n’est en droit de les taxer auprès de toi de témérité : leur prudence surpasse encore leur courage. Peut-être attends-tu qu’ils te disent : « Il est honteux de plier sous le faix ; une fois