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LIVRE VI.

qu’elle exhale, seule pâture qui les entretienne. Ils ne se nourrissent pas d’autre chose. Or, la terre ne pourrait suffire à des corps si nombreux, à des masses bien plus grandes qu’elle-même, si elle n’était remplie du fluide vital qui, nuit et jour, s’échappe de tous ses pores. Il est impossible qu’il ne lui en reste pas beaucoup, quoi qu’on lui demande et qu’on lui enlève, et il faut que ce qui sort d’elle se reproduise incessamment, Car elle n’aurait pas de quoi fournir sans fin à tous ces corps célestes, sans échange réciproque et transmutation d’éléments. Il faut en outre que cet air abonde en elle, qu’elle en soit remplie, qu’elle ait des réservoirs où elle puise. Il n’est donc pas douteux que la terre cache dans son sein des gaz en grand nombre, et que l'air y occupe de sombres et vastes cavités. S’il en est ainsi, de fréquentes commotions devront troubler cette masse pleine de ce qu’il y a de plus mobile au monde. Car, qui peut en douter ? de tous les éléments, l’air est le plus inquiet, le plus inconstant, le plus ami de l’agitation.

XVII. Il s’ensuit donc qu’il agit selon sa nature, et que, toujours prêt à se mouvoir, il met parfois en mouvement tout le reste. Et quand ? lorsqu’il est arrêté dans son cours. Tant que rien ne l'empêche, il coule paisiblement ; est-il repoussé ou retenu il devient furieux et brise ses barrières ; on peut le comparer

À l’Araxe indigné contre un pont qui l’outrage[1].


Le fleuve, tant que son lit est libre et ouvert, développe à mesure le volume de ses eaux : mais si la main de l’homme ou le hasard a jeté sur sa voie des rochers qui le resserrent, alors il s’arrête pour mieux s’élancer ; et plus il a d’obstacles devant lui, plus il trouve de ressources pour les vaincre. Toute cette eau, en effet, qui survient par derrière et qui s’amoncelle sur elle-même, cédant enfin sous son propre poids, s’apprête à tout rompre de force et se précipite emportant ses digues dans sa fuite. Il en est de même de l'air. Plus il est puissant et délié, plus il court avec rapidité, et brise violemment toute barrière : de là un ébranlement de la partie du globe sous laquelle il luttait. Ce qui prouve que cela est vrai, c’est que souvent, après une commotion, quand il y a eu déchirement du sol, du vent s’en échappe pendant plusieurs jours, comme la tradition le rapporte du tremblement de terre de Chalcis. Asclépiodote, disciple de Posidonius, en parle dans son livre des Questions naturelles.

  1. Éneide, VIII, 728.