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LIVRE VI.

gnerai-je ? C’est toujours et partout la mort. Armons-nous donc de courage contre une catastrophe qui ne peut s’éviter ni se prévoir. N’écoutons plus ces émigrés de la Carapanie, qui, après son désastre, lui ont dit adieu, et jurent de n’y jamais remettre le pied. Qui leur garantit que tel ou tel autre sol porte sur des bases plus solides ? Soumis tous aux mêmes chances, les lieux encore inébranlés ne sont pas inébranlables. Celui, peut-être, que tu foules en toute sécurité, va s’entr’ouvrir cette nuit, ou même avant la fin du jour. D’où sais-tu si tu ne serais pas dans des conditions plus favorables sur une terre où le destin a déjà épuisé ses rigueurs, et qui attend l’avenir, appuyée sur ses ruines mêmes[1] ? Car ce serait erreur de croire une région quelconque exempte et à couvert de ce péril. Toutes subissent pareille loi. La nature n’a rien enfanté d’immuable. Tel lieu croulera aujourd’hui, tel autre plus tard. Et comme parmi les édifices d’une grande ville on étaye d’abord celui-ci, puis celui-là ; ainsi successivement chaque portion du globe se détraque. Tyr a été tristement célèbre par ses écroulements. L’Asie perdit à la fois douze de ses villes. Ce fléau mystérieux, assaillit, l’an dernier, l’Achaïe et la Macédoine, tout à l’heure la Campanie. La destruction fait sa ronde, et ce qu’elle oublie quelque temps, elle sait le retrouver. Ici ses attaques sont rares, là elles sont fréquentes ; mais elle n’excepte, elle n’épargne rien. Non-seulement les hommes, éphémères et frêles créatures, mais les villes, les rivages, le voisinage des mers et les mers elles-mêmes sont à sa merci. Et l’on se promet de la Fortune des biens de longue durée ; et la prospérité, de toutes les choses humaines la plus prompte à s’envoler, quelque homme la rêve pour soi constante et immuable ! On se la promet complète et sans fin, et l’on ne songe pas que cette terre même où nous marchons n’est pas solide. Car le sol de la Carapanie, de Tyr, de l’Achaïe, n’est pas le seul qui ait ce défaut de cohésion et que mainte cause puisse désunir ; toute la terre est de même : l’ensemble demeure, les parties croulent successivement.

II. Mais que fais-je ? J’avais promis de rassurer contre le péril, et je signale partout des sujets d’alarme. J’annonce que rien n’est éternellement calme : tout peut périr et donner la mort. Eh bien ! cela même est un motif de nous rassurer, motif le plus

  1. Je lis avec Fickert et deux Mss. : et quæ in futurum ruina sua fulta sunt. Lemaire : an quæ in futuram ruinam suam…