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LIVRE V.

qu’on enrôle, qu’on va mettre en ligne au milieu des flots ? Pourquoi fatiguons-nous les mers ? La terre, sans doute, n’est point assez spacieuse pour s’y égorger. La Fortune nous traite avec trop de tendresse ; elle nous donne des corps trop robustes, une santé trop florissante ! Le destin ne nous décime pas assez brusquement ; chacun peut fixer à l’aise la mesure de ses années, et descendre par une pente douce à la vieillesse ! Donc allons sur la mer, provoquons ce destin trop lent à nous atteindre. Malheureux ! que cherchez-vous ? La mort ? elle est partout, elle surabonde. Elle vous arrachera même de votre lit : que du moins elle vous en arrache innocents ; elle vous saisira jusqu’en vos foyers : ah ! qu’elle ne vous saisisse point méditant le crime. Comment appeler autrement que frénésie ce besoin de promener la destruction, de se ruer en furieux sur des inconnus, de s’irriter sans offense, de tout dévaster sur son passage, et, comme la bête féroce, d’égorger sans haïr ? Celle-ci, du moins, ne mord jamais que pour se venger ou assouvir sa faim ; nous, prodigues du sang d’autrui et du nôtre, nous labourons les mers, nous les couvrons de flottes, nous livrons notre vie aux orages, nous implorons des vents favorables ; les plus prospères sont ceux qui nous mènent aux batailles. Race criminelle, jusqu’où nos crimes nous ont-ils emportés ? Le continent était trop peu pour nos fureurs. Ainsi cet extravagant roi de Perse envahit la Grèce, que son armée inonde, mais qu’elle ne peut vaincre. Ainsi Alexandre, qui a franchi la Bactriane et les Indes, veut connaître ce qui existe par delà la grande mer, et s’indigne que le monde ait pour lui des limites. Ainsi la cupidité fait de Crassus la victime des Parthes : rien ne l'émeut ; ni les imprécations du tribun qui le rappelle, ni les tempêtes d’une si longue traversée, ni les foudres prophétiques qui grondent vers l’Euphrate, ni les dieux qui le repoussent. À travers le courroux des hommes et des dieux, il faut marcher au pays de l’or. On n’aurait donc pas tort de dire que la nature eût mieux fait pour nous d’enchaîner le souffle des vents, de couper court à tant de courses insensées, et d’obliger chacun à demeurer en son pays. N’y gagnât-on rien de plus, on ne porterait malheur qu’à soi et aux siens. Mais non : on n’a pas assez des malheurs domestiques ; on veut aussi pâtir à l’étranger. Point de terre si lointaine qui ne puisse envoyer quelque part le fléau qu’elle renferme. Que sais-je si aujourd’hui le chef de quelque grand peuple inconnu, gonflé des faveurs de la Fortune, n’aspire pas à porter ses armes au delà de ses fron-