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QUESTIONS NATURELLES.

ville : alors plus large qu’impétueux, il ne fait que sortir de l’Éthiopie et des sables à travers lesquels passe le commerce de la mer des Indes. Puis se présentent les Cataractes, lieu que la grandeur du spectacle a rendu fameux. Là, pour franchir des rochers aigus et ouverts sur plusieurs points, le Nil, irrité, soulève toutes ses forces ; brisé par les masses qu’il rencontre, il lutte dans d’étroits défilés ; vainqueur ou repoussé, sa violence reste la même. Alors, pour la première fois, se courrouce son onde arrivée d’abord sans fracas et d’un cours paisible ; fougueuse, elle se précipite en torrent par ces passages resserrés, elle n’est plus semblable à elle-même. Jusque là, en effet, elle coule trouble et fangeuse ; mais une fois engagée dans ces gorges pierreuses, elle écume et prend une couleur qui ne lui est pas naturelle, que la résistance du lieu lui donne. Enfin, il triomphe des obstacles ; mais tout à coup le sol l’abandonne, il tombe d’une hauteur immense, et fait au loin retentir de sa chute les contrées d’alentour. Une colonie de Perses, fondée en cet endroit[1], ne pouvant supporter ce fracas assourdissant et continuel, fut forcée d’aller s’établir ailleurs. Parmi les merveilles du Nil, on m’a cité l’incroyable témérité des indigènes. Ils montent à deux une petite barque : l’un la dirige, l’autre, vide l’eau. Puis, longtemps ballottés par la rapidité furieuse du Nil et par ses contre-courants, ils gagnent enfin ses étroits canaux entre des rocs rapprochés qu’ils évitent ; ils glissent avec le fleuve tout entier, gouvernent le canot dans sa chute, et, au grand effroi des spectateurs, plongent la tête en bas : on croit que c’en est fait d’eux, qu’ils sont ensevelis, abîmés sous l’énorme masse, lorsqu’ils reparaissent bien loin de la cataracte, fendant l’onde comme un trait lancé par une machine de guerre. La cataracte ne les noie pas. elle les rend à une onde aplanie. Le premier accroissement du Nil se manifeste au bord de cette île de Philé dont je viens de parler. Un faible intervalle la sépare d’un rocher qui divise le fleuve, et que les Grecs nomment ἅδατου, parce que nul, excepté les prêtres, n’y met le pied ; c’est que la crue commence à devenir sensible. Puis, à une longue distance, surgissent deux écueils, appelés dans le pays veines du Nil, d’où s’épand une grande quantité d’eau, pas as-

  1. Je lis avec Fickert, d’après deux Mss. : gens ibi a Persis…. Un seul porte : ibi asperis.