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QUESTIONS NATURELLES.

LIVRE IV.

Éloge de Lucilius. Dangers de la flatterie. Origine et description du Nil. Phénomènes de la grêle, de la neige, de la glace, de la pluie. La glace, comme consommation de luxe.

PRÉFACE.

Tu aimes donc, comme tu me l’écris, sage Lucilius, et la Sicile, et le loisir que te laisse ton emploi de gouverneur. Tu les aimeras toujours, si tu veux te tenir dans les limites de cette charge, et ne pas changer en souveraineté ce qui n’est qu’une délégation. Ainsi feras-tu, je n’en doute pas. Je sais combien tu es étranger à l’ambition et ami de la retraite et des lettres. Que ceux-là regrettent le tourbillon des affaires et du monde, qui ne peuvent se souffrir eux mêmes. Toi, au contraire, tu es si bien avec toi ! Je ne m’étonne pas que peu d’hommes aient ce bonheur : nous sommes nos propres tyrans, nos persécuteurs, malheureux tantôt de nous trop aimer, tantôt du dégoût de notre être ; tour à tour l’esprit enflé d’un déplorable orgueil ou tendu par la cupidité ; amollis par les plaisirs ou consumés d’inquiétude, et, pour comble de misère, jamais seuls avec nous. Nécessairement, où tant de vices cohabitent, il y a lutte perpétuelle. Fais donc, cher Lucilius, ce que tu as coutume de faire. Sépare-toi, tant que tu pourras, de la foule, et ne prête pas le flanc aux adulateurs ; ils sont adroits à circonvenir les grands : tu auras le dessous avec eux, si bien en garde que tu sois. Crois-moi, te laisser flatter, c’est te livrer à la trahison1. Tel est l’attrait naturel de la flatterie : même lorsqu’on la rejette, elle plaît ; longtemps exclue, elle finit par se faire admettre ; car elle nous compte, comme un mérite de plus, de ne vouloir pas d’elle ; et les affronts même ne peuvent la décourager. On ne croirait pas ce que je vais dire, et pourtant cela est vrai : chacun de nous est surtout vulnérable à l’endroit qu’on attaque en lui ; peut-être, en effet ne l’attaque-t-on que parce qu’il est vulnérable. Arme toi donc bien[1], mais songe que tu ne saurais être à l’é-

  1. Sic ergo formare… tous les manusc. Je crois qu’il faut lire : formate, peut-être arma te.