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LIVRE III.

placé de l’eau pour nous assaillir de toutes parts quand elle voudra ? N’est-il pas vrai qu’en fouillant la terre, c’est de l’eau qu’on rencontre ? Toutes les fois que la cupidité, ou toute autre cause, pousse l’homme à s’enterrer dans les profondeurs du sol, les travaux cessant par la présence de l’eau. Ajoute qu’il est dans l’intérieur du globe des lacs immenses, et plus d’une mer enfouie, et plus d’un fleuve qui roule sous nos pieds. Sur tous les points donc abonderont les éléments du déluge, puisque des eaux coulent et au-dessous et tout à l’entour de la terre : longtemps contenues, elles triompheront et réuniront les fleuves aux fleuves, les lacs aux lacs. La mer souterraine emplira les bassins des sources, dont elle fera d’immenses gouffres béants. De même que notre corps peut s’épuiser par un flux continuel, et nos forces se perdre par une transpiration excessive, la terre se liquéfiera, et, quand nulle autre cause n’y contribuerait, elle trouvera en elle-même de quoi se submerger. Je conçois ainsi le concours de toutes les grandes masses d’eaux, et la destruction ne sera pas longue à s’accomplir. L’harmonie du monde sera troublée et détruite, dès qu’une fois la nature se relâchera de sa surveillance tutélaire : soudain, de la surface et de l’intérieur de la terre, d’en haut et d’en bas l’irruption aura lieu. Rien de si violent, de si immodéré dans sa fougue, de si rebelle et terrible à ce qui lui résiste, qu’un immense volume d’eau. Usant de toute sa liberté, et puisque ainsi le voudra la nature, l’eau couvrira ce qu’elle sépare et environne maintenant. Comme le feu qui éclate sur plusieurs points se confond vite en un vaste incendie, tant les flammes ont hâte de se réunir ; ainsi, en un moment, les mers débordées ne feront qu’une masse de leurs ondes. Mais la licence des eaux ne sera pas éternelle. Après avoir consommé l’anéantissement du genre humain et des bêtes farouches dont l’homme aura pris les mœurs, la terre réabsorbera ses eaux ; la nature forcera les mers de rester immobiles, ou de rugir dans leurs limites ; chassé de nos domaines, l’Océan sera refoulé dans ses profondeurs et l’ancien ordre rétabli. Il y aura une seconde création de tous les animaux ; la terre reverra l’homme, ignorant le crime et né sous de meilleurs auspices. Mais cette innocence non plus ne doit durer quêtant que les âmes sont neuves. La perversité gagne bientôt ; la vertu est difficile à trouver ; il faut un maître, un guide, pour aller à elle ; le vice s’apprend même sans précepteur.