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LETTRE XIX.

Quitter les hauts emplois pour le repos.

Je tressaille de joie chaque fois que je reçois de tes lettres : elles me remplissent d’un bon espoir ; ce ne sont plus des promesses, ce sont des garanties. Persévère, je t’en prie, je t’en conjure : car qu’ai-je de mieux à demander à un ami que de le prier pour lui-même ? Dérobe-toi, s’il est possible, au tracas des affaires ; sinon, romps avec elles. Voilà bien assez de jours gaspillés : commençons, vieux que nous sommes, à plier bagage. Sera-ce faire ombrage à personne ? Nous avons vécu dans la tourmente, allons mourir au port1. Non que je te conseille la retraite comme moyen de renommée : il n’y faut mettre ni gloire ni mystère. Jamais en effet je ne te réduirai, tout en condamnant la folie des hommes, à chercher un antre et l’oubli : tâche que ton renoncement n’ait pas trop d’éclat, mais se laisse voir. D’autres, dont le choix à cet égard est libre et encore à faire, verront s’il leur convient de passer leur vie dans l’obscurité. Pour toi cela n’est plus possible : te voilà produit au grand jour par la vigueur de ton génie, par tes écrits si pleins de goût, par de nobles et illustres amitiés. La célébrité s’est emparée de toi ; fusses-tu plongé et comme perdu dans la retraite la plus reculée, tes premières traces te décèleraient encore. Tu ne peux plus jouir des ténèbres ; tu emporteras, n’importe où tu fuiras, presque tout l’éclat de ton passé. Tu peux prétendre au repos sans que personne t’en veuille, sans regrets ni remords de conscience. Que quitteras-tu dont l’abandon puisse être amer à ta pensée ? Tes clients ? Aucun ne te suit pour toi-même, tous pour quelque chose à tirer de toi. Tes amis ? Jadis on recherchait l’amitié ; maintenant on court à la proie. Des vieillards qui ne te verront plus changeront leurs testaments ? Tes flatteurs iront saluer d’autres seuils ? Un grand bien ne saurait coûter peu. Calcule à quoi tu veux renoncer : à toi-même, ou à une portion de ce qui est à toi ? Que ne te fut-il donné de vieillir dans la sphère modeste où tu pris naissance ; et pourquoi la Fortune