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LIVRE II.

nemi. Ah ! plutôt enquérons-nous de ce qui doit se faire, non de ce qui s’est fait, et enseignons aux hommes qui livrent leur sort à la Fortune, que rien n’est stable dans ses dons, que tous s’échappent plus légers que les vents. Car elle ne sait point se fixer, elle se plaît à verser les maux sur les biens, à mêler les rires et les larmes1. Donc que nul n’ait foi dans la prospérité ; que nul ne s’affaisse dans le malheur ; les choses ont leur flux et leur reflux. Pourquoi ces saillies d’orgueil ? La main qui te porte si haut, tu ne sais pas où elle te laissera. Elle ne s’arrêtera pas à ton gré, mais au sien. Pourquoi cet abattement ? Te voilà au fond de l’abîme, c’est l’heure de te relever. De l’adversité on passe à de meilleurs destins, et du but désiré à un état moins doux. Il faut que la pensée envisage ces vicissitudes communes et aux moindres maisons qu’un léger choc renverse, et aux maisons souveraines. Des troues sortis de la poussière ont écrasé ceux qui leur faisaient la loi. D’antiques empires ont croulé dans l’éclat même de leur gloire. Qui pourrait compter les puissances brisées les unes par les autres ? Dans le même moment Dieu fait surgir celles-ci et abaisse celles là2, et ce n’est pas doucement qu’elles descendent ; il les jette à bas de toute leur hauteur, sans qu’il reste d’elles un débris. Grands spectacles, selon nous, qui sommes si petits ! Souvent ce n’est point la nature des choses, c’est notre petitesse qui fait leur grandeur, Qu’y a-t-il de grand ici-bas ? Est-ce de couvrir les mers de ses flottes, de planter ses drapeaux sur les bords de la mer Rouge, et, quand la terre manque à nos usurpations, d’errer sur l’Océan à la recherche de plages inconnues ? Non : c’est d’avoir vu tout ce monde par les yeux de l’esprit, et remporté le plus beau triomphe, le triomphe sur ses vices. On ne saurait nombrer les hommes qui se sont rendus maîtres de villes, de nations entières ; combien peu l’ont été d’eux-mêmes ! Qu’y a-t-il de grand ici-bas ? C’est d’élever son âme au-dessus des menaces et des promesses de la Fortune ; c’est de ne rien voir en elle qui soit digne d’un vœu. Qu’a-t-elle, en effet, qu’on doive convoiter, quand, du spectacle des choses célestes, retombant sur la terre, nos yeux ne voient plus, comme ceux qui passent d’un clair soleil à la sombre nuit des cachots ? Ce qu’il y a de grand, c’est une âme ferme et sereine dans l’adversité, qui accepte tout accident comme si elle l’eût désiré ; et l’on eût dû le désirer, si l’on eût su que tout arrive par les décrets de Dieu. Pleurer, se plaindre, gémir, c’est être rebelle. Ce qu’il y a de grand, c’est que cette âme, forte et iné-