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l’ignore13. Ainsi l’enfant, comme l’animal, n’a de la partie souveraine de son être qu’une conscience peu claire, indéterminée.

« Vous dites, reprend l’adversaire, que toute créature s’harmonie d’abord à sa constitution ; que celle de l’homme étant d’être raisonnable, il s’harmonie à la sienne, non comme animal seulement, mais comme raisonnable : car l’homme se doit aimer par l’âme, qui le rend homme. » Comment donc l’enfant peut-il s’harmonier à une constitution raisonnable, lui qui n’est pas raisonnable encore ? — Tout âge a sa constitution propre : autre est celle de la première enfance, autre celle du second âge, autre celle du vieillard ; et tous savent y concorder. La première enfance n’a point de dents et s’en passe volontiers ; les dents lui viennent, elle apprend à s’en servir. Le brin d’herbe qui deviendra paille et froment et qui, tendre encore, lève à peine hors du sillon, n’est pas constitué comme au jour où, déjà plus ferme, il se tient sur sa tige assez forte dans sa faiblesse pour supporter le jeune épi ; il change une troisième fois quand il jaunit, et que son épi durci n’attend plus que le fléau ; mais quelle que soit sa façon d’être, il y concourt, il s’y accommode. Ma première, ma seconde enfance, mon adolescence, ma vieillesse, diffèrent l’une de l’autre ; et cependant je suis le même qui ai passé par ces divers âges. Et la façon d’être a beau varier, on s’y harmonie toujours également. Car ce n’est ni mon enfance, ni ma jeunesse, ni ma vieillesse, mais bien moi que la nature me recommande. Ainsi l’enfant s’affectionne à sa constitution d’enfant et non à celle qu’il aura jeune homme ; et s’il doit plus tard changer pour grandir, il ne s’ensuit point que l’état dans lequel il naît ne soit pas conforme à sa nature. L’animal s’attache d’abord à lui-même : car il faut bien conserver l’être auquel le reste se rapportera. Je cherche le plaisir : pour qui ? pour moi : c’est donc de moi que je prends soin. De même je fuis la douleur, toujours à cause de moi. Si je travaille en tout pour mon bien-être, c’est que je mets mon bien-être avant tout. Voilà chez toutes les espèces l’instinct non acquis, mais inné. La nature introduit ses enfants dans la vie, elle ne les y jette pas ; et comme le gardien le plus sûr c’est le plus proche, elle confie chacun à soi-même. C’est pourquoi, comme je l’ai dit dans mes précédentes lettres, l’animal qui ne fait que de naître, de quelque manière qu’il s’échappe du sein maternel, connaît tout de suite ce qui lui est pernicieux ou mortel14, et il l’évite ; et les races que poursuivent les oiseaux de proie redoutent jusqu’à l’ombre de ceux-ci, lors même qu’ils