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LETTRES DE SÉNÈQUE

les événements avec chagrin ; se regardant comme citoyen et soldat de l’humanité, à ses yeux tout labeur fut un commandement à subir. Quelque disgrâce qui survînt, il n’y vit point un mal à repousser, un accident qui le frappait ; il l’accepta comme une charge à lui dévolue. « Quelle qu’elle soit, se dit-il, elle est mienne ; elle est dure, elle est cruelle : qu’elle soit pour mon courage un aiguillon de plus. » Force était donc de reconnaître grand cet homme qui n’avait jamais gémi sous le malheur, jamais ne s’était plaint de sa destinée, qui, éprouvé en mille rencontres, avait brillé comme une vive lumière parmi les ténèbres, attirant vers lui toutes les âmes touchées de ce calme, de cette douceur qui le mettait au niveau de l’homme en même temps que du dieu6. Alors cette âme accomplie, arrivée à son plus haut point, n’a plus au-dessus d’elle que l’intelligence divine, dont une parcelle est descendue jusque dans sa mortelle enveloppe ; or jamais le divin ne domine mieux en lui que lorsque la pensée qu’il est mortel lui révèle qu’il a reçu la vie pour l’employer dignement ; que ce corps n’est point un domicile fixe7, mais une hôtellerie et une hôtellerie d’un jour, qu’il faut abandonner dès qu’on se sent à charge à son hôte.

Oui, Lucilius, notre âme n’a pas de titre plus frappant de sa haute origine que son dédain pour l’indigne et étroite prison où elle s’agite, que son courage à la quitter. Il n’ignore pas où il doit retourner, celui qui se rappelle d’où il est venu. Ne voyons-nous pas combien d’incommodités nous travaillent, combien ce corps est peu fait pour nous ? Nous nous plaignons tour à tour du ventre, de la tête, de la poitrine, de la gorge. Tantôt nos nerfs, tantôt nos jambes nous tiennent au supplice ; les déjections nous épuisent ou la pituite nous suffoque ; puis c’est le sang qui surabonde, qui plus tard vient à nous manquer : d’ici, de là, nous sommes harcelés et poussés dehors, inconvénients ordinaires à l’habitant d’une demeure qui n’est point la sienne. Et au sein même du ruineux domicile qui nous est échu, nous n’en formons pas moins d’éternels projets, nous n’envahissons pas moins en espoir le plus long avenir qu’une vie humaine puisse atteindre, jamais rassasiés d’or, jamais rassasiés de pouvoir. L’impudence et la déraison peuvent-elles aller plus loin ? Rien ne suffit à des êtres faits pour mourir, disons mieux, à des mourants8. Car point de jour qui ne nous rapproche du dernier, du bord fatal d’où il nous faut tomber ; et chaque heure nous y pousse. Vois quel aveu-