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rent, les autres ayant comme lui le privilège d’être conformes à la nature ? » Par sa grandeur même. Il n’est pas nouveau de voir certaines choses changer en s’accroissant. C’était un enfant, c’est maintenant un homme ; son caractère devient autre : car l’enfant n’avait pas de raison, l’homme est raisonnable. Il y a des choses qui par l’accroissement deviennent non-seulement plus grandes, mais tout autres. On répond : « ce qui grandit ne devient pas autre ; qu’on remplisse de vin une bouteille ou un tonneau, il n’importe : dans les deux vases le vin conserve sa propriété vineuse ; une petite quantité de miel, ou une grande, ne diffère pas de saveur. » Il n’y a point d’analogie dans les exemples qu’on me pose : dans le vin et dans le miel la qualité est et reste la même, quoique la quantité augmente. Certaines choses en s’augmentant ne perdent ni leur genre ni leur propriété ; certaines autres, après beaucoup d’accroissements, changent en dernier lieu de nature, et subissent une condition d’existence nouvelle et autre que la première. Une seule pierre a fait la voûte : c’est celle qui presse comme un coin les deux flancs inclinés, celle dont l’insertion les réunit. Pourquoi cette dernière addition produit-elle tant d’effet pour son peu de volume ? Ce n’est pas qu’elle augmente, c’est qu’elle complète. Certaines choses ne font de progrès qu’en dépouillant leur première forme pour en recevoir une nouvelle. Que l’on recule longtemps par la pensée les bornes d’un objet, et qu’on en suive l’extension jusqu’à la lassitude, il prend dès lors le nom d’infini, il est bien autre qu’il n’était lorsqu’il paraissait grand, mais fini. C’est ainsi que, si nous songeons à une chose difficile à diviser, la difficulté croissante nous amène enfin au non divisible. Ainsi encore, d’un corps lourd et qu’on meut avec peine, nous arrivons à l’immobile. De même une chose d’abord conforme à la nature a pu, par un accroissement de grandeur, prendre une autre propriété et devenir un bien.