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À LUCILIUS

sagesse est désirable ? Tu l’avoues encore ; car tu la refuserais, dis-tu, si l’on te défendait d’en user. Ce qui est désirable est un bien. Être sage, c’est user de la sagesse, comme parler est user de la parole, comme voir est user de la vue. Puis donc qu’être sage, c’est user de la sagesse ; que l’usage de la sagesse est désirable ; être sage l’est conséquemment aussi ; et s’il l’est, c’est un bien. — Il y a longtemps que je me reproche d’imiter les sophistes que j’accuse, et de dépenser des phrases sur une chose toute claire. Car à qui peut-il venir en doute que, si trop de chaleur est un mal, avoir trop chaud n’en soit un aussi ; que si le grand froid est un mal, ce n’en soit un de le ressentir : que si la vie est un bien, ce ne soit un bien de vivre ?

Toutes ces questions tournent autour de la sagesse, mais n’y entrent point, or c’est en elle qu’il faut nous arrêter. Pour qui veut faire quelques excursions, elle a de vastes et immenses problèmes à sonder. Recherchons-y la nature des dieux, les éléments des globes célestes, le cours si varié des étoiles, si nos corps se meuvent aux mouvements de celles-ci, si tous les corps et toutes les âmes reçoivent de là leurs impulsions ; si ce qu’on appelle hasard n’a point sa règle fixe qui l’enchaîne ; s’il est vrai que rien n’arrive imprévu ou ne roule en dehors de l’ordre universel : spéculations qui déjà s’éloignent de la morale et de son but, mais qui délassent l’esprit et l’élèvent au niveau de leurs sublimes objets. Quant aux arguties dont je t’entretenais tout à l’heure, elles le rétrécissent et le dépriment : loin de l’aiguiser, comme vous le croyez, elles l’émoussent. Dites, au nom du ciel ! ces veilles que réclament si impérieusement des soins plus nobles et plus fructueux, pourquoi les consumer en abstractions peut-être fausses, à coup sûr inutiles ? Que m’importera de savoir en quoi la sagesse diffère d’être sage, et si l’un est un bien, l’autre non ? À tout risque voici mon vœu ; j’en courrai la chance : que ton lot soit la sagesse, et être sage le mien ! nous serons de pair. Ah ! plutôt montre-moi la voie qui mène à cette sagesse : dis-moi ce qui est à fuir, à rechercher ; quelles études raffermiront mon âme chancelante ; comment je repousserai loin de moi ces fougueuses passions qui m’emportent hors du devoir. Que je sache faire tête au malheur, parer ses atteintes sans nombre, soit qu’elles me viennent surprendre, ou que je me sois jeté au-devant ; supporter les tribulations sans gémir, la prospérité sans faire gémir autrui ; ne pas attendre le dernier, l’inévitable terme de la vie, mais de moi-même et quand bon me semblera, partir