Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/426

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
416
LETTRES DE SÉNÈQUE

est naturel d’être flatté de l’estime des hommes et contristé de leur mépris : pourquoi m’interdire cette vertueuse crainte d’une mauvaise renommée ? » Il n’est point de faiblesse qui n’ait son excuse prête, qui au début ne se fasse modeste et traitable, et de là n’arrive à de plus larges développements. Tu n’obtiendras pas qu’elle s’arrête, si tu as souffert son premier essor. Toute passion naissante est mal assurée : puis d’elle-même elle s’enhardit, elle prend force à mesure qu’elle avance : il est plus aisé de ne pas lui ouvrir son cœur que de l’en bannir. Toutes, qui peut le nier ? découlent en quelque sorte d’une source naturelle. La nature nous a commis le soin de nous-mêmes ; mais ce soin, dès qu’on y met trop de complaisance, devient vice. La nature a mêlé le plaisir à tous nos besoins, non pour que l’homme le recherchât, mais afin que les choses sans lesquelles on ne peut vivre nous offrissent plus de charme au moyen de cette alliance48. Le plaisir qui veut qu’on l’admette pour lui seul est mollesse. Fermons donc la porte aux passions, puisqu’on a moins de peine, encore une fois, à ne les pas recevoir qu’à les faire sortir49.

« Permets-moi, dis-tu, de donner quelque chose à l’affliction, quelque chose à la crainte. » Mais ce quelque chose s’étend toujours loin, et n’accepte pas tes arbitraires limites. Le sage peut, sans risque, ne pas s’armer contre lui-même d’une inquiète surveillance : ses chagrins, comme ses joies, s’arrêtent où il le veut ; pour nous, à qui la retraite n’est pas facile, le mieux est de ne point faire un seul pas en avant. Je trouve fort judicieuse la réponse de Panétius à un jeune homme qui voulait savoir si l’amour est permis au sage : « Quant au sage, lui dit-il, nous verrons plus tard ; pour vous et moi, qui sommes encore loin de l’être, gardons-nous de tomber à la merci d’une passion orageuse, emportée, esclave d’autrui, vile à ses propres yeux. Nous sourit-elle, sa bienveillance provoque nos désirs ; nous dédaigne-t-elle, c’est l’amour-propre qui nous enflamme. La facilité en amour nuit autant que la résistance : on se laisse prendre à l’une, on veut triompher de l’autre. Convaincus de notre faiblesse, sauvons-nous dans l’indifférence. N’exposons nos débiles esprits ni au vin, ni à la beauté, ni à l’adulation, ni à aucune de ces choses qui nous flattent pour nous perdre. » Ce que Panétius répondit au sujet de l’amour, je le dirai pour telle affection que ce soit. Fuyons au plus loin tout sentier où l’on glisse ; sur le terrain le plus sec, nous nous tenons déjà si peu ferme !