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faîte des dignités ! On changerait certes de souhaits, à les voir en former sans cesse de nouveaux, tout en réprouvant les premiers. Car il n’est point d’homme que sa prospérité, vînt-elle au pas de course, satisfasse jamais. Il se plaint et de ses projets d’avancement et de leurs résultats : il préfère toujours ce qu’il a quitté47.

Tu devras à la philosophie l’avantage, au-dessus duquel je ne vois rien, de ne jamais te repentir de toi-même. Ce qui peut te mener vers cette félicité solide que nulle tempête n’ébranlera, ce ne sont point d’heureux enchaînements de mots, des périodes coulantes et flatteuses. Que les mots aillent comme ils voudront, pourvu que l’âme garde son harmonie, qu’elle reste grande ; qu’insoucieuse des préjugés, s’applaudissant de ce qui la fait blâmer des autres, elle juge de ses progrès par ses actes, et ne s’estime riche en doctrine qu’autant qu’elle est libre de désirs et de craintes.


Lettre CXVI.

Qu’il faut bannir entièrement les passions.

« Lequel vaut mieux d’avoir des passions modérées, ou de n’en avoir aucunes ? » Question souvent débattue. Nos stoïciens les proscrivent ; les péripatéticiens veulent les régler. Moi je ne vois pas ce que peut avoir de salutaire ou d’utile une maladie, si modérée qu’elle soit[1]. Ne crains pas : je ne t’enlève rien de ce que tu ne veux pas qu’on te refuse ; je serai facile et indulgent pour ces objets d’affection que tu juges nécessaires, ou utiles, ou agréables à la vie : je n’ôterai que ce qui est vice. En te défendant le désir, je te permettrai le vouloir; tu feras les mêmes choses, mais sans trouble, avec une résolution plus ferme : tu goûteras mieux, dans leur essence même, les plaisirs. Ne viendront-ils pas mieux à toi, si tu leur commandes, que si tu leur obéis ?

« Mais il est naturel, dis-tu, que la perte d’un ami me déchire le cœur : donne à des pleurs si légitimes le droit de couler. Il

  1. Voir Lettre lxxxv, et De la colère, I, vii ; III, x.