Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/424

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour tout dire, le siècle qu’ils nous peignent comme le plus heureux, ils l’appellent siècle d’or. Même chez les tragiques grecs, il ne manque pas de héros qui échangent contre le profit leur conscience, leur vie, leur honneur.

Fais que je sois riche, ô Plutus !

Je consens qu’infâme on me nomme ;
Est-il riche ? est le mot de tous ; on ne dit plus :
Honnête homme ? Tant vaut la bourse, tant vaut l’homme.
Ne rien avoir, voilà de quoi l’on doit rougir.
Nul ne s’enquiert ni d’où, ni par quelle aide
Est venu ce qu’on a, mais combien on possède.
Vivre riche est mon vœu ; pauvre, mieux vaut mourir.
Heureux celui qui meurt accumulant encore[1] !
Argent, suprême bien, le monde entier t’honore,
Toi toujours beau, plus précieux
Qu’un fils chéri, qu’une mère adorée,
Que d’un aïeul la vieillesse sacrée.
Si d’un pareil éclat Vénus charme les yeux,
Elle enflamme à bon droit les mortels et les dieux.

Quand ces derniers vers, qui sont d’Euripide, furent récités au théâtre, le peuple entier se leva tout d’un élan pour proscrire et l’acteur et la pièce ; mais Euripide, se précipitant sur la scène, pria les spectateurs d’attendre et de voir quelle serait la fin de cet admirateur de l’or. Bellérophon, dans cette tragédie, était puni comme le sont tous ses pareils dans le drame de la vie. Car jamais l’avarice n’évite son châtiment, bien qu’elle-même déjà se punisse assez. Oh ! que de larmes, que de travaux elle impose ! Qu’elle est misérable par ses désirs, misérable par ses profits ! Et les inquiétudes journalières qui torturent chacun selon la mesure de son avoir ! L’argent tourmente plus ses possesseurs que ses aspirants. Combien ils gémissent de leurs pertes, souvent grandes par le fait, plus grandes par l’imagination ! Enfin, le sort ne fît-il point brèche à leur bien, pour eux ne point gagner c’est perdre. Le monde pourtant les dit heureux et riches, et souhaite d’amasser autant qu’ils possèdent. Je l’avoue. Mais quoi ? Est-il condition pire à tes yeux que d’être à la fois misérable et envié ? Ah ! si l’on pouvait, avant d’aspirer aux richesses, entrer dans la confidence des riches ; avant de courir après les honneurs, lire dans le cœur des ambitieux, de ceux qui ont atteint le

  1. Les dix premiers vers sont tirés de divers endroits d'Euripide et de Sophocle.