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souvent ouï dire, elle est dans ce mot passé chez les Grecs en proverbe : « Telles mœurs, tel langage28. » Or comme les actes de chacun ont avec ses discours des traits de ressemblance, ainsi le langage d’une époque est quelquefois l’expression de ses mœurs29. Si la morale publique s’altère et se laisse aller à la vie sensuelle, c’est un symptôme de la dissolution générale que l’afféterie du style, quand toutefois elle ne se trouve point chez un ou deux écrivains seulement, mais est applaudie et reçue. L’esprit ne peut réfléchir une autre teinte que celle de l’âme30. Si l’âme est saine, réglée, sérieuse, tempérante, l’esprit aussi est sobre et retenu : le vice qui gâte l’une est contagieux pour l’autre31. Ne vois-tu pas, quand l’âme est en langueur, que les membres sont alourdis, et les jambes paresseuses à se mouvoir ? Est-elle efféminée ? la démarche du corps trahit sa mollesse. Est-elle active, énergique ? l’allure est plus vive. Est-elle en démence, ou, ce qui est presque la même chose, en colère ? le désordre est dans les mouvements : on ne marche pas, on est emporté. Combien ces effets ne sont-ils pas plus sensibles sur l’esprit, si complètement uni à l’âme ? Elle le façonne, il lui obéit, il prend d’elle le mot d’ordre.

La manière dont vivait Mécène est trop connue pour que je doive la rappeler ici, tout comme sa façon de marcher, et ses raffinements, et son excessive manie d’être vu, et sa crainte que ses vices ne restassent cachés. Eh bien, son style n’est-il pas aussi relâché que sa robe sans ceinture, et son expression aussi prétentieuse que sa parure, son cortège, sa maison, son épouse32 ? C’était un homme d’un beau génie, s’il lui eût donné une plus saine direction, s’il n’avait eu peur de se faire comprendre, si sa diction même n’était débraillée. Tu verras chez lui la parole de l’homme ivre, voilée de brouillards, pleine d’écarts et de licence. Dans son livre sur la toilette, quoi de plus pitoyable que :

Le fleuve et les bocages


Qui coiffent ses rivages ?
Vois son lit labouré de mille esquifs légers,

Qui, retournant ses flots, rament[1] sur ses vergers.

Et « cette femme aux boucles frisées, ces lèvres qui la pigeonnent et qui commencent un soupir ; et ce cou qui plie sous une ivresse surhumaine[2]. — Les tyrans, irrémédiable faction,

  1. Je lis avec Scaliger: remigant aulieu de remittant.
  2. Je lis fanatur, nec more. Tyrani. Les textes sont très équivoques.