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À LUCILIUS

par la raison sur l’homme. Si donc pour agir sur la raison il est besoin de raison, de même, pour avoir action sur une raison parfaite, il en faut une qui le soit pareillement. Être utile se dit encore de ceux qui nous procurent des choses philosophiquement indifférentes, argent, crédit, sûreté, tout ce qui, pour l’usage de la vie, nous est cher ou indispensable : en quoi l’on peut dire que l’insensé lui-même sera utile au sage. Mais être utile au sage, c’est exciter l’âme aux choses conformes à sa nature, tant au moyen de sa vertu à elle que par la vertu de qui agit sur elle. Et ce ne sera pas sans profit même pour ce dernier : car il faut bien qu’en exerçant la vertu d’autrui il exerce aussi la sienne. Mais, fît-on abstraction du souverain bien ou de ce qui le produit, il n’est pas moins vrai que le sage peut être utile à son pareil. La rencontre d’un sage est pour le sage essentiellement désirable, parce qu’il est dans la nature que toujours le bon sympathise avec ce qui est bon, et qu’il s’affectionne à ce qui lui ressemble comme à lui-même.

Il est nécessaire, pour suivre mon argument, que je passe de cette question à une autre. On demande en effet « si le sage est homme à délibérer, à appeler qui que ce soit en conseil ? » ce qu’il est obligé de faire quand il descend à ces détails de la vie civile et domestique que j’appellerais des œuvres mortes. Alors il a besoin du conseil d’autrui, comme d’un médecin, d’un pilote, d’un avocat, d’un arrangeur de procès. Le sage sera donc utile au sage, en certains cas, par ses conseils ; mais dans les grands et divins objets dont j’ai parlé, ils exerceront leurs vertus en commun, et confondront leurs âmes et leurs pensées : ainsi profiteront-ils l’un à l’autre. D’ailleurs il est dans la nature de s’identifier avec ses amis, d’être heureux du bien qu’ils font comme de celui qu’on ferait soi-même. Eh ! sans cela, conserverions-nous nous-mêmes cette vertu, qui n’est forte que par l’exercice et par l’usage ? Or la vertu conseille de bien disposer le présent, de pourvoir à l’avenir, de délibérer, de tendre les ressorts de l’âme : ce développement, cet effort moral sera plus facile au sage qui se sera associé un conseil. Il cherche donc un homme ou parfait, ou qui soit en progrès et voisin de la perfection ; et cet homme lui sera utile, en lui apportant l’aide et le tribut de ses lumières. On prétend que chacun voit plus clair dans l’affaire d’autrui que dans la sienne : cela arrive à ceux que l’amour d’eux-mêmes aveugle, et dont la crainte, en face du péril, ne discerne plus ce qui les sauverait. On devient sage à mesure qu’on prend plus de sécurité et qu’on s’affranchit de la