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tempêtes que l’est notre vie ? Il y faut non des phrases, mais une bonne manœuvre. De tout ce que ces gens disent, de tout ce qu’ils jettent avec emphase à la foule ébahie, rien ne vient d’eux. Platon l’avait dit, Zénon l’avait dit, Chrysippe, Posidonius et toute une légion de valeur moindre[1]. Pour prouver que cette morale est la leur, je leur offre un moyen : qu’ils fassent ce qu’ils enseignent.

Voilà les avis que j’avais à cœur de te faire tenir. Puis, pour satisfaire à ce que tu désires, je te réserve une lettre tout entière : je ne veux pas que tu abordes déjà fatigué une matière épineuse qui demande toute la force d’une attention réfléchie.


Lettre CIX.

Si le sage est utile au sage, et comment.

Tu veux savoir « si le sage est utile au sage19. » Nous disons que le sage est comblé de tous les biens, qu’il a atteint le faîte du bonheur ; et l’on demande si qui que ce soit peut être utile au possesseur de la suprême félicité. Les bons se servent entre eux, en ce sens qu’ils exercent leurs vertus et se maintiennent dans leur état de sagesse ; chacun d’eux désire avoir avec qui conférer et discuter. Le lutteur entretient son habileté par l’exercice ; le musicien stimule le musicien. Comme eux le sage a besoin de tenir ses vertus en haleine ; un autre sage l’excite comme il s’excite lui-même. « En quoi le sage sert-il au sage ? » Par l’élan qu’il lui donne, par les occasions de bien faire où il le convie. Il lui transmet aussi quelque chose de ses méditations, il l’instruit de ses découvertes ; car au sage même il en reste toujours à faire et de quoi donner carrière à son génie. Le méchant nuit au méchant : il le rend pire encore en réveillant sa colère, ses craintes, en entrant dans ses déplaisirs, en exaltant ses jouissances ; et jamais les méchants ne sont plus à plaindre que quand plusieurs associent leurs vices et mettent en commun leur perversité. Donc, par la règle des contraires, le bon

  1. Dans la confusion des Mss. je crois pouvoir lire: et ingens agmen non talium. Lemaire : … non [tot ac] talium.