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toute étude, de bien savoir quel but on s’y propose. L’apprenti grammairien qui va feuilletant Virgile n’y lit pas ce beau trait :

… Le temps fuit, ce temps irréparable[1],


pour se dire : « Alerte ! si je ne me hâte, me voilà en arrière. Les jours me poussent, poussés eux-mêmes par une rapidité fatale ; emporté sans le sentir, je règle toute chose au futur ; tout se précipite et je dors. » Non : mais il observera que chaque fois que Virgile parle de la vitesse du temps, il emploie le verbe fuir :

Tu vois nos plus beaux jours fuir, hélas ! les premiers.


Puis vient la maladie et la triste vieillesse,

Le travail, et la faux de l’horrible déesse[2].


Celui qui lit en philosophe rapporte ces mêmes vers à leur véritable intention. « Jamais, pense-t-il, Virgile ne dit que les jours marchent, mais qu’ils fuient, allure la plus rapide de toutes ; « et que nos plus beaux jours nous sont le plus tôt ravis. » Que tardons-nous ? Prenons-donc aussi notre élan, pour rivaliser de vitesse avec la chose la plus prompte à nous échapper ? Au meilleur qui s’envole, le moins bon succède. Comme le vin le plus pur est le premier qu’on verse de l’amphore, tandis que le plus épais et le plus trouble reste au fond, ainsi de notre vie : la meilleure part se présente la première. Nous la laissons épuiser aux autres, ne nous réservant que la lie. Gravons ceci dans notre âme, comme un oracle accepté par nous :

Tu vois nos plus beaux jours fuir, hélas ! les premiers.


Pourquoi les plus beaux ? Parce que le reste n’est qu’incertitude. Pourquoi encore ? Parce que jeune on peut s’instruire, on peut tourner au bien son esprit flexible et encore maniable ; parce que cette saison est faite pour les travaux, faite pour les études qui donnent l’essor à la pensée, pour les exercices qui fortifient le corps. Les âges suivants sont plus lourds, plus languissants, trop voisins du terme. Travaillons donc de toute notre âme et, sans songer aux dissipations du siècle, ne poursuivons qu’un but : que cette extrême célérité du temps, impossible à retenir, ne nous laisse

  1. Géorg., III, 284.
  2. Géorg., III, 66.