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voiture ni sur un navire : il fait appeler le médecin pour rejoindre l’os rompu, pour replacer le muscle démis. Eh bien donc, croiras-tu qu’une âme foulée et fracturée sur tant de points se rétablisse par le changement de lieux ? L’affection est trop grave pour céder à une locomotion. Ce n’est pas à courir le monde qu’on devient médecin ou orateur : il n’y a de lieu spécial pour l’apprentissage d’aucun art ; et la sagesse, de tous le plus difficile, se ramasserait sur les grandes routes ? Il n’est point de voyage, crois-moi, qui te sorte de tes passions, de tes dépits, de tes craintes ; s’il en était, le genre humain tout entier se lèverait pour l’entreprendre. Tes passions ne lâcheront point prise : elles déchireront sur la terre et sur l’onde leur proie fugitive aussi longtemps que tu emporteras le principe de tes maux.

Tu t’étonnes de fuir en vain ? Ce que tu fuis ne t’a pas quitté. C’est à toi-même à te corriger ; rejette ce qui te pèse et mets à tes désirs au moins quelque borne. Purge ton âme de toute iniquité : pour que la traversée te plaise, guéris l’homme qui s’embarque avec toi. L’avarice te rongera tant que tu auras commerce avec des cœurs avares et sordides : ta morgue te restera tant que tu hanteras des superbes100 ; ton humeur implacable ne se perdra pas dans la compagnie d’hommes de sang ; tes accointances avec les débauchés raviveront tes feux adultères. Si tu veux dépouiller tes vices, fuis au plus loin les vicieux exemples. L’avare, le séducteur, l’homme cruel, l’artisan de fraudes, si contagieux par leur seule approche, sont en toi. Passe au camp des hommes vertueux. Vis avec les Catons, avec Tubéron, avec Lælius, ou, s’il te prend envie de visiter aussi les Grecs, avec Socrate, avec Zénon. L’un t’enseignera à mourir quand la nécessité l’exigera ; l’autre, à prévenir même la nécessité. Vis avec un Chrysippe, un Posidonius. Ceux-là te transmettront la science des choses divines et humaines ; ceux-là te prescriront d’agir, de n’être pas seulement un habile discoureur qui débite ses phrases pour le plaisir des oreilles, mais de te faire une âme vigoureuse et inflexible à toutes menaces. Car l’unique port de cette vie agitée, orageuse, c’est le dédain de tout ce qui peut advenir ; c’est la lutte résolue, à découvert, qui reçoit en face les traits de la Fortune, sans l’esquiver, sans la marchander. La nature nous donne la passion des grandes choses ; et comme les animaux reçurent d’elle, les uns la férocité, les autres la ruse, d’autres l’instinct de la crainte, ainsi l’homme lui doit cette fierté et cette élévation