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ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide, emploie ta force d’âme à repousser la peur du mal même le plus évident ; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance la crainte par l’espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient, il est plus certain encore que la chose redoutée peut s’évanouir, comme celle qu’on espère peut nous décevoir. Pèse donc ton espoir et ta crainte, et si l’équilibre en somme est incertain, penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités pour craindre, n’en incline pas moins dans l’autre sens et coupe court à tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure partie des hommes, alors qu’ils n’éprouvent aucun mal, qu’il n’est pas même sûr s’ils en éprouveront, s’agitent et courent par tous chemins. C’est que nul ne sait se résister, une fois l’impulsion donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur. Nul ne dit : « Voilà une autorité vaine, vaine de tout point : cet homme est fourbe ou crédule. » On se laisse aller aux rapports ; où il y a doute, l’épouvante voit la certitude ; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur.

J’ai honte de te tenir un pareil langage et de t’appliquer d’aussi faibles palliatifs. Qu’un autre dise : « Peut-être cela n’arrivera-t-il pas ! » Tu diras, toi : « Et quand cela arriverait ? Nous verrons qui sera le plus fort. Peut-être sera-ce un heureux malheur, une mort qui honorera ma vie. » La ciguë a fait la grandeur de Socrate : arrache à Caton le glaive qui le rendit à la liberté, tu lui ravis une grande part de sa gloire. Mais c’est trop longtemps t’exhorter ; car toi, c’est d’un simple avis, non d’une exhortation que tu as besoin. Nous ne l’entraînons pas dans un sens qui répugne à ta nature : tu es né pour les choses dont nous parlons. Tu n’en dois que mieux développer et embellir ces heureux dons. Mais voici ma lettre finie : je n’ai plus qu’à lui imprimer son cachet, c’est-à-dire quelque belle sentence que je lui confierai pour toi. « L’une des misères de la déraison, c’est de toujours commencer à vivre. » Apprécie ce que ce mot signifie, ô Lucilius, le plus sage des hommes, et tu verras combien est choquante la légèreté de ceux qui donnent chaque jour une base nouvelle à leur vie, qui ébauchent encore, près d’en sortir, de nouveaux projets. Regarde autour de toi chacun d’eux : tu rencontreras des vieillards qui plus que jamais se préparent à l’intrigue, aux lointains voyages, aux trafics. Quoi de plus pitoyable qu’un vieillard qui débute dans la vie34 ! Je ne joindrais pas à cette pensée le nom de son