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vie ! Il n’est pas maître de demain. Oh ! quelles sont folles, ces longues espérances qu’il aime à bâtir81 ! « J’achèterai, je construirai, je ferai tel prêt, telle rentrée, je remplirai telles dignités ; puis enfin, las et plein de jours, je me recueillerai dans le repos. » Crois-moi, tout, même pour les heureux, n’est qu’incertitudes : nul n’a le droit de se rien promettre de l’avenir. Que dis-je ? ce que nous tenons glisse de nos mains ; et l’heure présente, qu’on croit bien saisir, le moindre incident nous la vole82. Le temps se déroule suivant des lois fixes, mais impénétrables ; or que gagné-je à ce que la nature sache de science certaine ce que moi je ne sais pas ? On projette des traversées lointaines, et, après maintes courses aux plages étrangères, un tardif retour dans la patrie ; on prendra l’épée, puis viendront les lentes récompenses des travaux militaires ; puis des gouvernements, des emplois qui mènent à d’autres emplois, et déjà la mort est à nos côtés, la mort à laquelle on ne pense que quand elle frappe autrui ; en vain elle multiplie à nos yeux ses instructives rigueurs[1], leur effet ne dure pas plus que la première surprise. Et quelle inconséquence ! On s’étonne de voir arriver un jour ce qui chaque jour peut arriver. Le terme de notre carrière est où l’inexorable nécessité des destins l’a fixé : mais nul de nous ne sait de combien il en est proche.

Aussi faut-il disposer notre âme comme si nous y touchions déjà : ne remettons rien au futur, réglons journellement nos comptes avec la vie. Car elle pèche surtout en ceci que, toujours inachevée, on l’ajourne d’un temps à un autre. Qui sut chaque jour mettre à sa vie la dernière main n’est point à court de temps. Or de ce manque de temps naissent l’anxiété et la soif d’avenir qui ronge l’âme. Rien de plus misérable que ce doute : les événements qui approchent, quelle issue auront-ils ? Combien me reste-t-il de vie, et quelle sorte de vie ? Voilà ce qui agite de terreurs sans fin l’âme qui ne se recueillit jamais. Quel moyen avons-nous d’échapper à ces tourmentes ? un seul : ne pas lancer notre existence en avant, mais la ramener sur elle-même. Si l’avenir tient en suspens tout mon être, c’est que je ne fais rien du présent. Si au contraire j’ai satisfait à tout ce que je me devais ; si mon âme affermie sait qu’entre une journée et un siècle la différence est nulle, elle regarde d’en haut tout ce qui peut survenir encore d’événements et de

  1. Voy. De la tranquillité de l'âme, XI.