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qu’elles coulent sans les provoquer ; mais qu’elles coulent tant que la douleur les fera sortir, non d’après les invitations de l’exemple. N’aggravons en rien notre peine, ne l’amplifions pas sur ce que nous voyons chez les autres. Il y a un faste de douleur plus exigeant que la douleur même : combien peu d’hommes sont tristes pour eux seuls ! Nous éclatons si le monde nous entend ; muets et calmes dans la solitude, l’aspect du premier venu nous fait fondre en larmes de plus belle73. Alors on se frappe la tête, ce qu’on pouvait faire plus à l’aise quand nul ne nous empêchait ; alors on invoque le trépas, on se roule de son lit à terre. Toutes ces démonstrations s’en vont avec le spectateur. Ici, de même qu’ailleurs, nous tombons dans le travers de prendre exemple du grand nombre et de consulter non le devoir, mais la coutume. Transfuges de la nature, nous nous livrons à l’opinion, toujours mauvaise conseillère et le plus inconséquent des juges sur ce point comme sur tout le reste. Voit-elle un homme courageux dans l’affliction ? elle l’appelle cœur sauvage et dénaturé. En voit-elle un autre défaillir, étendu sur un corps chéri ? Femmelette, dit-elle, âme sans vigueur. C’est donc aux lois de la raison qu’il faut tout rappeler.

« Or rien ne répugne à la raison comme de viser à ce qu’on cite notre douleur et qu’on admire nos larmes : le sage sans doute s’en permet quelques-unes, d’autres lui échappent d’elles-mêmes ; mais voici la différence. Quand la première nouvelle d’une mort prématurée nous frappe, quand nous pressons ce corps qui de nos bras va passer dans les flammes, irrésistiblement la nature nous arrache des pleurs. La sensibilité, sous l’impression d’une douleur poignante, en ébranlant tout l’individu, agit sur les yeux d’où elle chasse, en la comprimant, l’humeur qui les avoisine. Ces larmes-là tombent forcément malgré nous. Il en est auxquelles nous donnons passage, quand la mémoire de ceux que nous avons perdus se réveille ; et je ne sais quelle douceur se mêle à la tristesse, au souvenir de leur agréable entretien, de leur commerce enjoué, de leur complaisante tendresse : alors nos paupières se dilatent comme dans la joie. Ici on s’abandonne ; ailleurs on est subjugué.

« Et c’est pourquoi la présence d’aucun cercle, d’aucun assistant, ne doit retenir ni exciter nos pleurs ; les essuyer ou les laisser couler est toujours moins honteux que les feindre. Qu’ils suivent leur cours ; ils peuvent venir aux tempéraments les plus calmes et les plus rassis. Souvent les pleurs du sage coulèrent sans que sa dignité en souffrît, mais c’était dans une telle mesure