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sées, si toutefois en les épuisant, notre âme, comme percée à jour, n’a pas laissé perdre ce qu’on lui versait.

« Il y a une infinité d’exemples de pères qui suivirent sans larmes le convoi de leurs enfants morts à la fleur de l’âge, qui du bûcher revinrent au sénat ou à l’exercice de quelque charge publique, et se livrèrent tout de suite à autre chose qu’à la douleur. Et ils firent bien : car d’abord la douleur est superflue dès qu’elle ne change en rien les choses ; ensuite la plainte n’est pas juste quand l’accident qui aujourd’hui frappe l’un, est réservé à tous. Enfin, regrets et plaintes sont déraisonnables là où si peu d’instants séparent l’être qui s’en va de celui qui le regrette. Résignons-nous donc d’autant mieux à sa perte que nous allons le suivre. Considère la célérité du temps, qui fuit à tire-d’ailes ; songe à ce court espace où nous sommes emportés si vite ; regarde bien tout ce cortège du genre humain tendre vers le même terme et à de très-brefs intervalles, lors même qu’ils semblent le plus longs : le fils que tu as cru perdre n’a fait que prendre les devants[1]. Quelle démence à toi, qui achèves la même route, de le plaindre d’être arrivé le premier ! Pleure-t-on un événement qu’on savait bien devoir s’accomplir ? Si l’on ne croyait point qu’un homme dût mourir, on se mentait à soi-même. Pleure-t-on un événement qu’on reconnaissait soi-même inévitable ? Se plaindre qu’un homme soit mort, c’est se plaindre qu’il ait été homme. Tous nous sommes liés au même destin : si tu obtins de naître, il te reste à mourir. Nous différons par les intervalles, au but nous redevenons égaux. La durée qui s’étend du premier au dernier de nos jours n’est qu’incertitude et variation : calculée sur l’échelle des maux, elle est longue même pour l’enfant ; sur la vitesse, elle est courte même pour le vieillard. Rien qui ne nous échappe et ne nous trompe ; tout est plus mobile que les flots les plus orageux. Tout n’est qu’un va-et-vient, tout se transforme en son contraire au commandement de la Fortune ; et dans une telle révolution des choses humaines, rien pour aucun de nous, sinon la mort, n’est certain. Tous pourtant la maudissent, elle qui seule n’abuse personne. « Mais il est mort à un âge si tendre ! » Je ne te dis pas encore que le plus heureux est l’être débarrassé de la vie ; passons au vieillard : de combien peu il l’emporte sur l’enfant71 ! Représente-toi l’océan des âges, si profond et si vaste, embrasse-le tout entier ; puis compare ce

  1. Voy. Consolation à Marcia, XIX. Consolation à Polybe, XXVIII.