Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/332

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
322
LETTRES DE SÉNÈQUE

la place usurpée sur elle ; qu’elle en extirpe tout mensonge et tout ce qui plaît sous un faux titre ; qu’elle nous sépare du peuple auquel nous croyons trop, et nous rende aux saines opinions. Car la sagesse est de revenir à la nature et de rentrer en possession du bien d’où l’erreur publique nous avait bannis. C’est un grand pas vers la raison que d’avoir quitté les prêcheurs de folie en fuyant loin de cette foule où l’homme est nuisible pour l’homme. Pour te convaincre que je dis vrai, observe combien chacun vit autrement pour le monde, autrement pour soi. Non que par elle-même la solitude soit une école d’innocence, ni que les champs enseignent la frugalité ; mais quand le témoin et le spectateur sont partis, peu à peu se calment les vides dont la jouissance est d’être montrés, d’attirer les regards. Qui a jamais endossé la pourpre pour ne la faire voir à personne ? Qui a jamais fait servir dans l’or son repas solitaire ? Quel homme couché à l’ombre de quelque arbre éloigné des villes a déployé pour lui seul la pompe de son luxe ? Nul n’a de faste pour ses propres yeux, pas même pour un petit cercle d’amis : on étale l’attirail de ses vices en proportion du nombre des regardants. Oui, dans tous ces objets de nos extravagances, le stimulant c’est l’admiration et la présence d’autrui. Tu empêcheras qu’on ne les désire, si tu empêches qu’on ne les montre. L’ambition, le luxe, la tyrannie ont besoin d’un théâtre : les tenir dans l’ombre c’est les guérir48.

Si donc le sort nous a placés au milieu du fracas des villes, qu’un moniteur s’y tienne à nos côtés et loue, devant les admirateurs des immenses patrimoines, le mortel qui, riche de peu, règle son avoir sur le besoin. Devant ceux qui exaltent le crédit et la puissance, il mettra plus haut le loisir consacré aux lettres, l’âme détachée de l’extérieur et revenue à ses vrais biens. Ceux que les décisions du vulgaire proclament heureux, il les montrera qui chancellent étourdis sur ce faîte envié de tous et qui portent de leur état un bien autre jugement que la foule. Car ce qui à la foule semble élévation est pour eux le bord d’un abîme. Ils ne respirent plus, le vertige les prend chaque fois que leur vue plonge dans ce précipice de leur grandeur. Ils songent que le sort est variable49, que plus le poste est haut, plus il est glissant ; ce qu’ils convoitaient les épouvante ; et cette même fortune qui les fait peser sur autrui leur pèse à eux, bien plus accablante ; alors ils font l’éloge d’une douce et indépendante retraite : ils abhorrent l’éclat, ils cherchent par où fuir de l’édifice encore debout : alors enfin vous