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mène ses armes sur tout le globe ; sa cruauté ne s’arrête et ne se lasse nulle part ; c’est la bête féroce qui mord au delà de sa faim. Déjà il a entassé vingt royaumes en un seul ; déjà il est la terreur commune du Grec et du Persan ; déjà reçoivent son joug des peuples restés libres devant Darius ; et cependant il veut marcher par delà l’Océan et le soleil : il s’indigne que la victoire rétrograde et délaisse les traces d’Hercule et de Bacchus : il veut faire violence à la nature elle-même. C’est moins désir d’aller toujours qu’impuissance de faire halte, comme ces masses que l’on précipite et dont la chute n’a de terme que le fond de l’abîme.

Et Cn. Pompée lui-même, qui l’engageait dans ses guerres étrangères et civiles ? Ce n’étaient ni le courage ni la raison : c’était l’amour insensé d’une fausse grandeur. Tantôt marchant en Espagne contre les aigles de Sertorius, tantôt courant traquer les pirates et pacifier les mers, il se parait de ces prétextes pour perpétuer son pouvoir. Qui l’entraînait en Afrique, dans le Nord, contre Mithridate, et dans l’Arménie et vers tous les recoins de l’Asie, sinon cette passion démesurée de s’élever qui le faisait lui seul ne pas s’estimer assez grand ? Qui a rendu César le fléau de sa propre fortune et de la patrie ? La gloire et l’ambition et l’insatiable besoin d’être le premier. Il ne put souffrir un seul homme devant lui[1], quand la République en souffrait deux au-dessus d’elle. C. Marius une seule fois consul, car il reçut un seul consulat et usurpa les autres, Marius taillant en pièces les Teutons et les Cimbres et poursuivant Jugurtha dans les déserts d’Afrique, n’avait-il, dis-moi, en recherchant tant de périls que son courage pour instigateur ? Marius menait son armée, l’ambition menait Marius47. Ces hommes qui ébranlaient le monde étaient eux-mêmes plus agités encore ; pareils à l’ouragan qui arrache et entraîne, entraîné qu’il est tout le premier, et qui fond avec une impétuosité d’autant plus grande qu’il n’a nul moyen de se maîtriser. Et c’est pourquoi, après avoir fait des victimes sans nombre, ces pestes du genre humain ressentent le contre-coup des atteintes dont ils l’accablèrent. Ah ! crois-le bien, nul n’est heureux par le malheur d’autrui.

De tous ces types dont nos yeux, dont nos oreilles sont fatigués, prenons le contre-pied, et purgeons notre âme des mauvaises doctrines qui la remplissent. Ramenons la vertu dans

  1. Voir Consolation à Marcia, XIV et la note.