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individu, c’est une œuvre qui passe toute portée. Car nous devons d’autres avis aux capitalistes qu’aux cultivateurs, aux commerçants qu’aux suivants et amis des rois, à celui qui veut s’attacher à ses égaux qu’à celui qui veut vivre avec ses inférieurs. Pour l’état de mariage vous prescrirez comment on doit vivre avec celle qu’on a épousée fille, et comment avec celle qui a l’expérience d’un premier hymen, comment avec une femme riche, comment avec une non dotée. Ne pensez-vous pas qu’il y a quelque différence entre une épouse stérile ou féconde, déjà mûre ou toute jeune, entre une mère ou une marâtre ? Nous ne pouvons embrasser tous les cas, et chacun pourtant veut des préceptes particuliers. Mais les lois de la philosophie sont sommaires et comprennent tous les cas. Ajoute ici que les préceptes de la sagesse doivent être précis et positifs : ce qui ne peut être précisé est en dehors de la sagesse ; la sagesse connaît les limites des choses. Nouvelle raison d’écarter la partie des préceptes qui promet à peu de personnes, loin de pouvoir fournir à toutes, tandis que la sagesse s’adresse à tout le monde. La démence publique et celle qu’on livre aux soins des médecins ne diffèrent nullement : sinon que celle-ci est travaillée de maladie, celle-là de faux préjugés. L’une vient d’un dérangement d’organes ; l’autre est un dérangement d’esprit. Celui qui recommanderait à un fou la manière dont on doit parler, la démarche qu’on doit avoir, la conduite qu’on doit tenir en public, en particulier, serait plus fou que celui qu’il voudrait morigéner ; c’est la bile noire qu’il faut guérir, c’est la cause même de sa folie qu’il faut écarter. Agissez pareillement pour cette autre folie de l’âme : dissipez le mal lui-même, sinon vos bons avis se perdent en vaines paroles. »

Voilà les raisons d’Ariston. Nous les réfuterons une à une. D’abord, pour répondre à celle-ci : « Si quelque obstacle empêche l’œil de voir, il faut l’écarter, » j’avoue que l’œil n’a pas besoin de préceptes pour voir, mais d’un remède qui le nettoie et le débarrasse de l’obstacle. Car il est dans la nature que l’homme voie, et c’est le rendre à ses fonctions que d’écarter ce qui les gêne. Mais ce que chaque devoir exige de nous, la nature ne l’enseigne pas. Et puis, l’homme guéri d’une fluxion ne se trouve pas, par cela même qu’il recouvre la vue, en état de la rendre à d’autres : l’homme délivré du vice en délivre autrui. Il n’est besoin ni d’exhortation ni même de conseil pour que l’œil saisisse la différence des couleurs : il distinguera le blanc du noir sans que personne l’en avertisse : l’âme au con-